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Ce qui aggrave la situation personnelle de l'ambassadeur, c'est, au même moment, la brusque volte-face de Frédéric II, qui, se détournant de la France, s'est rapproché de l'Autriche. Dans cette nouvelle conjoncture, La Chétardie ne doit plus compter sur l'ambassadeur de Prusse Mardefeld pour appuyer sa tentative de conclure un pacte franco-russe. En désespoir de cause, il lui vient l'idée de faire attribuer le trône de Courlande, libéré l'année précédente par la disgrâce et l'exil de Bühren, à un proche de la France, en l'espèce à Maurice de Saxe. On pourrait en profiter — un miracle est toujours possible sur les bords de la Néva, patrie des fous et des poètes ! — pour suggérer à ce dernier de demander la main d'Élisabeth. Si, par l'entremise d'un ambassadeur français, l'impératrice de Russie épousait le plus brillant des chefs militaires au service de la France, les petites avanies de la veille seraient vite effacées. L'alliance politique entre les deux États se doublerait d'une alliance sentimentale qui rendrait cette union inattaquable. De telles noces représenteraient un triomphe sans précédent pour la carrière du diplomate et pour la paix dans le monde.

Résolu à tout miser sur cette dernière carte, La Chétardie relance Maurice de Saxe, qui est entré en vainqueur à Prague, quelques mois auparavant, à la tête d'une armée française. Sans lui dévoiler exactement ses plans, il le presse de venir d'urgence en Russie où, affirme-t-il, la tsarine serait très heureuse de l'accueillir. Alléché par cette invitation prestigieuse, Maurice de Saxe ne dit pas non. Peu après, il arrive à Moscou, tout fumant de ses succès militaires. Élisabeth, qui a depuis longtemps deviné le sens d'une visite aussi inattendue, s'amuse de ce rendez-vous mi-galant, mi-politique, imaginé par l'incorrigible ambassadeur de France. Maurice de Saxe étant bel homme et beau parleur, elle est charmée par le prétendant tardif que La Chétardie a tiré brusquement de sa manche. Elle danse avec lui, bavarde des heures tête à tête avec lui, chevauche à ses côtés, en habits masculins, dans les rues de la ville, admire en sa compagnie des feux d'artifice « commémoratifs », soupire de langueur en regardant le clair de lune par les fenêtres du palais, mais ni elle ni lui ne s'avisent d'exprimer le moindre sentiment qui les engagerait pour l'avenir. Comme s'ils bénéficiaient d'une sorte de récréation dans le courant de leur vie quotidienne, ils se prêtent au jeu agréable de la coquetterie, tout en sachant l'un et l'autre que cet échange de sourires, de regards et de compliments ne mènera à rien. La Chétardie a beau souffler sur les braises, le feu ne prend pas. Au bout de quelques semaines d'escrime amoureuse, Maurice de Saxe quitte Moscou pour rejoindre son armée, laquelle, exténuée, désorganisée, est, dit-on, sur le point d'évacuer Prague.

En route pour son destin de grand soldat vassal de la France, il écrit à Élisabeth des lettres d'amour vantant sa beauté, sa majesté, sa grâce, évoquant une soirée « particulièrement réussie », certaine « robe de moire blanche », certain souper où ce n'était pas le vin qui procurait l'ivresse, la chevauchée nocturne autour du Kremlin... Elle lit, s'attendrit et regrette un peu de se retrouver seule après l'exaltation de ces accordailles en trompe l'œil. A Bestoujev, qui lui conseille de signer un traité d'alliance avec l'Angleterre, pays qui, au regard de l'impératrice, a le tort d'être trop souvent hostile à la politique de Versailles, elle répond qu'elle ne sera jamais l'ennemie de la France, « car je lui dois trop ! » A qui pense-t-elle en prononçant cette phrase révélatrice de ses sentiments intimes ? A Louis XV qu'elle n'a jamais vu, dont elle n'a été la fiancée que par accident et qui a si souvent trahi sa confiance ? A l'intrigant La Chétardie qui est sur le point, lui aussi, de la quitter ? A son obscure gouvernante, Mme Latour, ou à l'épisodique précepteur, M. Rambour, qui dans sa jeunesse, à Ismaïlovo, l'ont initiée aux subtilités de la langue française ? A Maurice de Saxe, qui trousse de si jolies lettres d'amour mais dont le cœur reste froid ?

Alors que La Chétardie, rappelé par son gouvernement, s'apprête pour une audience de congé au palais, Élisabeth le convoque et lui propose tout de go de l'accompagner dans le pèlerinage qu'elle désire faire au monastère de la Trinité-Saint-Serge, non loin de Moscou. Flatté de ce retour en grâce, l'ambassadeur se rend avec elle dans ce haut lieu de la foi orthodoxe. Logé très confortablement avec la suite de la tsarine, il ne la quitte pas d'une semelle pendant huit jours. Au vrai, Élisabeth est ravie de ce discret « compagnonnage ». Elle traîne La Chétardie avec elle aussi bien dans les églises que dans les salons. Déjà on murmure, parmi les courtisans, que « le Gaulois » est sur le point de prendre la succession de Maurice de Saxe dans les faveurs de Sa Majesté.

Mais, dès le retour de la petite troupe impériale à Saint-Pétersbourg, La Chétardie doit convenir qu'une fois de plus il s'est réjoui trop tôt. Rassemblant ses esprits après un bref égarement très féminin, Élisabeth retrouve avec La Chétardie le ton réservé, et même distant, de leurs précédentes conversations. Coup sur coup, elle lui fixe des rendez-vous auxquels elle néglige de se rendre et, un jour qu'il se plaint devant elle de Bestoujev, dont l'ostracisme à l'égard de la France confine, selon lui, à l'idée fixe, elle le remet à sa place en quelques mots cinglants : « Nous ne condamnons pas les gens avant d'avoir prouvé leurs crimes 6 ! » Toutefois, la veille du départ de La Chétardie, elle lui fait apporter une tabatière constellée de diamants, avec au centre son portrait en miniature.

Au lendemain de cette nécessaire séparation d'avec un personnage qui l'a tour à tour charmée et irritée, Élisabeth ressent autant de tristesse que si elle avait perdu un ami. Alors que La Chétardie fait halte à un relais, sur le chemin du retour à Paris, il est rejoint par un émissaire d'Élisabeth. L'homme lui remet un billet cacheté, portant ces seuls mots : « Jamais on n'arrachera la France de mon cœur7. » N'est-ce pas le cri d'une maîtresse délaissée ? Mais par qui ? Par un ambassadeur ? Par un roi ? Par la France ? Elle ne voit plus très clair dans ses sentiments. Si ses sujettes ont droit à la rêverie, cette innocente diversion lui est interdite. Abandonnée par quelqu'un dont elle a toujours nié l'importance, elle doit prendre sur elle pour revenir à la réalité et penser à sa succession d'impératrice au lieu de penser à sa vie de femme. Le 7 novembre 1742, elle publie un manifeste attribuant solennellement au duc Charles-Pierre-Ulrich de Holstein-Gottorp les titres de grand-duc, prince héritier et Altesse Impériale, sous le nom russe de Pierre Féodorovitch. Par la même occasion, elle confirme son intention de ne pas se marier. Au vrai, elle craint qu'en épousant un homme de condition inférieure, ou un prince étranger, elle ne déçoive non seulement les braves de la Leib-Kompania mais tous les Russes attachés au souvenir de son père, Pierre le Grand Sa vocation, estime-t-elle, c'est encore le célibat Pour être digne du rôle qu'elle entend jouer, il faut qu'elle renonce à toute union officiellement bénie par l'Église et qu'elle reste fidèle à son image de Tsar-diévitsa, la « Vierge impériale », déjà célébrée par la légende russe.

Ce qu'elle appréhende, en revanche, c'est que l'adolescent qu'elle a choisi comme héritier, qu'elle a fait baptiser orthodoxe sous le nom de Pierre Féodorovitch et qui n'a que bien peu de sang russe dans les veines, ne se refuse à oublier sa vraie patrie. De fait, malgré les efforts de son mentor, Simon Todorski, le grand-duc Pierre revient toujours, d'instinct, à ses origines. Ce qui encourage son culte de l'Allemagne natale, c'est, du reste, l'aspect même de la société, de la rue et des magasins de Saint-Pétersbourg. Il lui suffit de jeter les yeux autour de lui pour constater que la plupart des gens en place, dans le palais et dans les ministères, parlent l'allemand plus aisément que le russe. Sur la très luxueuse perspective Nevski, beaucoup de boutiques sont allemandes ; ailleurs, on lit les enseignes des comptoirs hanséatiques ; les temples luthériens abondent. Quand Pierre Féodorovitch se présente, en se promenant, au poste de garde d'une caserne, l'officier qu'il interroge lui répond souvent en allemand. Dès qu'il entend les accents de sa langue maternelle, Pierre regrette d'être exilé dans cette ville qui, malgré toutes ses splendeurs, lui est moins chère que la plus banale bourgade du Sleswig-Holstein. Par réaction contre l'obligation qui lui est faite de s'acclimater, il prend en aversion le vocabulaire russe, la grammaire russe, les mœurs russes. Pour un peu, il en voudrait à la Russie de n'être pas allemande. Il dit lui-même à qui veut l'entendre : « Je ne suis pas né pour les Russes, je ne leur conviens pas ! » Choisissant ses amis parmi les germanophiles déclarés, il se constitue une petite patrie de consolation au milieu de la grande patrie des autres. Entouré d'une cour restreinte de sympathisants, il prétend vivre avec eux, en Russie, comme si leur mission était de coloniser ce pays arriéré et inculte.