Assistant, impuissante, à cette obsession d'un très jeune homme qu'elle a voulu intégrer de force dans une nation où il se sent radicalement étranger, Élisabeth songe avec angoisse que le pouvoir en principe absolu d'une souveraine atteint ses limites dès qu'il est question de modeler une âme rebelle. Croyant agir pour le bien de tous, elle se demande si elle n'a pas commis la plus grave erreur de sa vie en confiant l'avenir de l'empire de Pierre le Grand à un prince qui, manifestement, déteste la Russie et les Russes.
1 Cité par Daria Olivier, op. cit.
2 Ibid.
3 Lettre du 27 février 1742 ; cf. Brian-Chaninov, op. cit.
4 Lettres de Mardefeld des 12 et 19 décembre 1741 citées par Simievski : « Élisabeth Petrovna », dans Parole russe, 1859, et reprises par K. Waliszewski dans La Dernière des Romanov, Élisabeth Ire
5 Lettre du 16 décembre 1741 ; cf. Daria Olivier, op. cit.
6 Cf. Daria Olivier, op. cit.
7 Ibid.
VIII
TRAVAUX ET PLAISIRS D'UNE AUTOCRATE
La grande affaire d'Élisabeth est de vivre selon son bon plaisir sans trop négliger les intérêts de la Russie. Une balance difficile à tenir dans un monde où le troc des sentiments est aussi répandu que celui des marchandises. Elle se demande parfois si, devant l'obstination de Louis XV à ne pas lui tendre la main, elle ne devrait pas plutôt suivre l'exemple de son neveu et rechercher l'amitié de la Prusse, mieux disposée à la comprendre. Bien que son « fils adoptif » n'ait encore que quinze ans, elle songe à lui trouver une fiancée, sinon fondamentalement allemande, du moins née et élevée sur les terres de Frédéric II. En même temps, du reste, elle n'abandonne pas l'espoir de rétablir de bonnes relations avec Versailles et charge son ambassadeur, le prince Kantémir, de faire savoir discrètement au roi qu'elle regrette le départ du marquis de La Chétardie et qu'elle serait heureuse de le revoir à la cour. Celui-ci a été remplacé, à Saint-Pétersbourg, par un ministre plénipotentiaire, M. d'Usson d'Allion, personnage compassé, pour lequel l'impératrice n'éprouve ni inclination ni estime.
Les Français continuant de la décevoir, elle se console en imitant, à sa façon, les modes de ce pays qu'elle admire malgré ses représentants officiels. Cet engouement se traduit par une passion effrénée pour les toilettes, les bijoux, les colifichets, les tics de conversation portant le cachet parisien. Changeant de tenue trois fois au cours d'un bal, car les danses la font abondamment transpirer, elle ne perd pas une occasion d'enrichir sa garde-robe. Dès qu'on lui signale l'arrivée d'un bateau français dans le port de Saint-Pétersbourg, elle en fait inspecter la cargaison et exige qu'on lui apporte les dernières nouveautés des couturières de Paris, afin qu'aucune de ses sujettes n'en ait connaissance avant elle. Sa préférence va aux modèles hauts en couleur, aux tissus soyeux, surchargés de broderies or ou argent. Mais elle ne déteste pas se vêtir en homme pour surprendre son entourage par le galbe de ses mollets et la finesse de ses chevilles. Deux fois par semaine, il y a mascarade à la cour. Sa Majesté y participe, déguisée en hetman cosaque, en mousquetaire de Louis XIII ou en marin hollandais. Jugeant qu'en travesti masculin elle surpasse toutes ses habituelles invitées, elle institue des bals masqués où, sur son ordre, les femmes paraissent en habits et culottes à la française et les hommes en jupes à panier. Fort jalouse de la beauté de ses congénères, elle ne tolère aucune concurrence en matière d'attifement et de parure. Ayant résolu de se montrer à un bal avec une rose dans les cheveux, elle remarque avec indignation que Mme Nathalie Lopoukhine, réputée pour ses succès dans le monde, en arbore une elle aussi, au sommet de sa coiffure. Une telle coïncidence ne peut être fortuite, décide Élisabeth. Elle voit là une atteinte flagrante à l'honneur impérial. Arrêtant l'orchestre au milieu d'un menuet, elle oblige Mme Lopoukhine à s'agenouiller, demande une paire de ciseaux, coupe rageusement la fleur incriminée en même temps que les mèches artistement frisées qui entourent la tige, gifle la malheureuse sur les deux joues, devant un groupe de courtisans médusés, fait un signe aux musiciens et retourne à la danse. A la fin du morceau, quelqu'un lui chuchote à l'oreille que Mme Lopoukhine s'est évanouie de honte. Haussant les épaules, la tsarine profère entre ses dents : « Elle n'a eu que ce qu'elle méritait, l'imbécile ! » Aussitôt après cette petite vengeance féminine, elle retrouve son habituelle sérénité, comme si c'était une autre qui, l'instant précédent, avait agi à sa place. De même, lors d'une promenade à la campagne, un de ses derniers bouffons, Aksakov, lui ayant montré, par plaisanterie, dans la coiffe de son chapeau, un porc-épic qu'il venait de capturer vivant, elle a poussé un cri d'horreur, s'est enfuie sous sa tente et a ordonné de livrer l'insolent au bourreau, afin qu'il expie sous les tortures le crime d'avoir « effrayé Sa Majesté 1 ».
Ces représailles intempestives vont de pair, chez Élisabeth, avec de soudains exercices de dévotion. Aussi spontanément repentante que facilement exaspérée, il lui arrive de s'imposer des pèlerinages à pied vers tel ou tel lieu saint jusqu'à la limite de ses forces. Elle reste debout des heures durant à l'église, observe scrupuleusement les jours de jeûne, au point d'être parfois victime d'une syncope en sortant de table sans avoir rien mangé. Le lendemain, elle a une indigestion en essayant de rattraper le « temps perdu ». Tout dans son comportement est excessif et inattendu. Elle aime autant surprendre les autres que se surprendre elle-même. Désordonnée, fantasque, à demi inculte, méprisant les horaires qu'elle s'est fixés, aussi prompte à châtier qu'à oublier, familière avec les humbles, hautaine avec les grands, n'hésitant pas à visiter les cuisines pour humer l'odeur des plats qui y mijotent, riant et criant hors de propos, elle donne à ses proches l'impression d'être une maîtresse de maison de l'ancien régime, chez qui le goût de la fanfreluche française n'a pas étouffé la saine rusticité slave.
A l'époque de Pierre le Grand, les habitués de la cour souffraient d'être conviés aux « assemblées » qu'il avait instituées afin, croyait-il, d'initier ses sujets aux usages occidentaux et qui n'étaient que d'ennuyeuses réunions d'aristocrates mal dégrossis, condamnés par le Réformateur à l'obéissance, à la dissimulation et aux courbettes. Sous Anna Ivanovna, ces assemblées étaient devenues des foyers d'intrigue et d'inquiétude. Une terreur sourde y régnait sous le masque de la courtoisie. L'ombre du démoniaque Bühren rôdait dans les coulisses. Et voici que maintenant une princesse férue de toilettes, de danses et de jeux demande qu'on fréquente ses salons pour s'y amuser. Il y a bien, de loin en loin, chez l'hôtesse impériale des crises de colère ou des innovations insolites, mais tous ses invités reconnaissent que, pour la première fois, on respire au palais un mélange de bonhomie russe et d'élégance parisienne. Au lieu d'être des corvées protocolaires, ces visites au temple de la monarchie apparaissent enfin comme des occasions de se divertir en société.