Non contente d'organiser des assemblées « nouvelle manière » dans ses nombreuses résidences, Élisabeth oblige les plus grandes familles de l'empire à donner des bals masqués, à tour de rôle, sous leur propre toit. C'est le maître de ballet français Landet qui a enseigné à toute la cour les grâces du menuet. Il affirmera bientôt que nulle part la galanterie et la décence ne fleurissent mieux que sous sa direction, au bord de la Néva. On se réunit dans les maisons particulières à six heures du soir ; on danse, on joue aux cartes jusqu'à dix ; puis l'impératrice, entourée de quelques personnages privilégiés, se met à table pour souper ; les autres convives mangent debout, au coude à coude, et s'efforcent de ne pas souiller leurs atours pendant cette restauration acrobatique ; une fois la dernière bouchée avalée par Sa Majesté, les danses reprennent ; elles se poursuivront jusqu'à deux heures du matin. Pour complaire à l'héroïne de la fête, le menu est tout ensemble abondant et raffiné. Sa Majesté aime la cuisine française, que ses chefs, Fornay d'abord, puis l'Alsacien Fuchs, sont chargés de faire triompher lors des grands soupers, moyennant un salaire de huit cents roubles par an. L'admiration d'Élisabeth pour Pierre le Grand ne va pas jusqu'à l'imiter dans sa passion pour les énormes ripailles et les beuveries à mort. Cependant, elle lui doit son attrait pour la robuste gastronomie nationale. Ses mets préférés, hors des repas de gala, sont les blinis, la koulebiak et le gruau de sarrasin. Aux banquets solennels de la Leib-Kompania, où elle se présente en uniforme de capitaine du régiment (toujours l'obsession des déguisements masculins), elle donne le signal des libations en vidant d'un trait de grands verres de vodka.
Cette nourriture trop riche et ce penchant pour l'alcool se traduisent chez Sa Majesté par un embonpoint prématuré et une fâcheuse couperose des joues. Quand elle a bien mangé et bien bu, elle s'octroie une heure ou deux de sieste. Pour agrémenter ce repos, fait de somnolence et de méditation, elle a recours aux services de quelques femmes qui, se relayant auprès d'elle, lui parlent à voix basse et lui grattent la plante des pieds. Une des spécialistes de ces chatouillements soporifiques est Élisabeth Ivanovna Chouvalov, la sœur du nouveau favori de Sa Majesté, Ivan Ivanovitch Chouvalov. Comme elle reçoit toutes les confidences de la tsarine durant ces séances de frottis engourdissants, on l'appelle à la cour « le véritable ministre des Affaires étrangères de l'impératrice ». Au réveil de la tsarine, les gratteuses cèdent la place à l'élu du moment. C'est tantôt Ivan Chouvalov, tantôt le chambellan Basile Tchoulkov, tantôt Simon Narychkine, éternel soupirant de Sa Majesté, tantôt Choubine, un simple soldat de sa garde, et tantôt l'indestructible et accommodant Alexis Razoumovski.
Ce dernier, le plus assidu et plus honoré de tous, a reçu parmi les familiers d'Élisabeth le surnom d'« empereur nocturne ». Tout en le trompant, elle ne peut se passer de lui. C'est seulement dans ses bras qu'elle a la sensation d'être à la fois dominante et dominée. Quand elle entend résonner à ses oreilles la voix grave de l'ancien chantre de la chapelle impériale, il lui semble que c'est la Russie des profondeurs qui l'interpelle. Il parle avec le lourd accent ukrainien ; il ne dit que des choses simples ; et, fait rare dans l'entourage de la tsarine, il ne réclame rien pour lui-même. Tout au plus consent-il à ce que sa mère, Nathalie Demianovna, partage la fortune dont il bénéficie aujourd'hui. Il redoute le contact de la cour pour une femme de sa condition, habituée à la discrétion et à la pauvreté. La première visite de Nathalie Demianovna au palais est un événement. On a voulu que sa tenue soit à la hauteur de la circonstance. En voyant pénétrer dans ses appartements cette veuve de moujik habillée d'une robe d'apparat, Élisabeth, oubliant toute morgue, s'écrie avec un ton de gratitude : « Béni soit le fruit de tes entrailles ! » Mais la mère de son amant n'a aucune ambition. A peine nommée dame d'honneur de Sa Majesté et logée au palais, « la Razoumikhina2 », comme on l'appelle avec mépris derrière son dos, sollicite la permission de quitter la cour. Terrée dans un logement obscur, à l'abri des médisances, elle reprend ses vêtements de paysanne.
Alexis Razoumovski comprend fort bien la frayeur de cette femme du peuple devant les excès de la réussite. Il insiste auprès de Sa Majesté pour qu'on épargne à sa mère les marques d'honneur dont d'autres autour d'elle sont si friandes. Lui-même, malgré son élévation et sa fortune, refuse de se croire digne du bonheur qui lui est échu. Plus son influence auprès d'Élisabeth augmente et moins il souhaite se mêler de politique. Or, loin de le desservir, cette indifférence aux intrigues et aux prébendes renforce la confiance que lui porte son impériale maîtresse. Elle se montre partout avec lui, fière de ce compagnon dont les seuls titres au respect de la nation sont ceux dont elle l'a gratifié. En l'exhibant, c'est son œuvre qu'elle exhibe, sa Russie personnelle qu'elle livre au jugement de ses contemporains. Lui devrait-il la vie qu'elle ne tiendrait pas davantage aux succès de son favori dans le vain tumulte du monde. Alors qu'il paraît dédaigneux des distinctions officielles, elle se réjouit, autant pour elle-même que pour lui, quand il est nommé comte du Saint Empire romain germanique par un diplôme de Charles VII. Lorsqu'elle le fera feld-maréchal, il sourira ironiquement et la remerciera d'une phrase qui le peint tout entier : « Lise, tu peux faire de moi ce que tu voudras, mais tu ne feras jamais qu'on me prenne au sérieux, fût-ce comme simple lieutenant3. » Chaque fois qu'il l'appelle Lise, dans l'intimité, elle fond de gratitude et se sent doublement souveraine. Bientôt, pour toute la cour, Razoumovski n'est plus seulement l'« empereur nocturne » mais un prince consort, aussi légitime que si son union avec Élisabeth avait été consacrée par un prêtre. D'ailleurs, le bruit court depuis quelques mois qu'elle l'a épousé, en grand mystère, dans l'église du petit village de Perovo, près de Moscou. Le couple aurait été béni par le père Doubianski, aumônier de l'impératrice et gardien de ses pensées secrètes. Aucun courtisan n'a assisté à ces noces clandestines. Rien n'a changé, en apparence, dans les rapports de la tsarine et de son favori. Si Élisabeth a voulu ce sacrement à la sauvette, c'est simplement pour mettre Dieu dans sa poche. Toute débauchée et violente qu'elle soit, elle a besoin de croire à la présence du Très-Haut dans sa vie de tous les jours comme dans l'exercice du pouvoir. Cette illusion d'un accord surnaturel l'aide à se maintenir en équilibre au milieu des nombreuses contradictions qui la secouent.
Désormais, Razoumovski vient la voir la nuit en toute impunité puisqu'ils ont reçu les sacrements de l'Église. Cette nouvelle situation devrait les inciter à échanger leurs opinions politiques avec autant de confiance et de spontanéité que leurs caresses, mais Razoumovski hésite encore à sortir de sa neutralité. S'il n'impose jamais sa volonté à Élisabeth lors des décisions essentielles, elle n'ignore rien de ses vraies préférences. Guidé par son instinct d'homme de la terre, il approuve dans l'ensemble les idées nationalistes du chancelier Bestoujev. D'ailleurs, les intérêts des États évoluent si vite en ces années où les uns sont en guerre, où les autres se préparent à l'être et où la recherche des alliances est la principale occupation de toutes les chancelleries qu'il est difficile de voir clair dans le casse-tête européen. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que les hostilités entre la Russie et la Suède, inconsidérément déclenchées en 1741, sous la régence d'Anna Léopoldovna, tirent à leur fin. Après plusieurs victoires russes, remportées par les généraux Lascy et Keith sur les Suédois, la paix a pu être signée, le 8 août 1743, entre les deux pays. Par le traité d'Abo, la Russie a rendu quelques territoires récemment conquis, mais a gardé la majeure partie de la Finlande. Ayant réglé définitivement le différend qui l'opposait aux bellicistes de Stockholm, Élisabeth espère que la France se montrera moins hostile à une entente avec elle. Mais, dans l'intervalle, Saint-Pétersbourg a conclu un pacte d'amitié avec Berlin, ce que Versailles voit d'un très mauvais œil. Il faut de nouveau déployer des trésors de séduction pour endormir les susceptibilités et renouer les promesses.