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C'est à ce moment qu'éclate une affaire à laquelle ni Bestoujev ni Élisabeth ne sont préparés. Au milieu de l'été, on parle à Saint-Pétersbourg d'un complot fomenté parmi la meilleure noblesse, à l'instigation de l'ambassadeur d'Autriche Botta d'Adorno et destiné à renverser Élisabeth Ire. Cette coterie sans foi ni loi n'envisagerait rien de moins que d'offrir le trône à la famille Brunswick, rassemblée autour du petit Ivan VI. A peine ces révélations parviennent-elles aux oreilles d'Élisabeth qu'elle ordonne de faire arrêter l'impudent Botta d'Adorno. Mais, flairant le danger, celui-ci a déjà quitté la Russie. On le dit en route pour Berlin et se dirigeant vers l'Autriche. Si le diplomate félon a pu s'échapper, ses complices russes sont encore en place. Les plus compromis appartiennent, de près ou de loin, au clan Lopoukhine. Élisabeth n'oublie pas qu'elle a dû souffleter Nathalie Lopoukhine, en plein bal, à cause d'une rose dont l'effrontée avait cru bon d'orner sa coiffure. En outre, cette femme a été la maîtresse du maréchal de cour Loewenwolde, récemment exilé en Sibérie. Deux raisons pour que Sa Majesté ne porte pas la rivale dans son cœur. Mais certains membres de la conjuration sont plus détestables encore à ses yeux. Au premier rang des inculpés, elle place Mme Michel Bestoujev, née Golovkine, sœur d'un ancien vice-chancelier, belle-sœur du chancelier Alexis Bestoujev, actuellement en fonctions, et veuve, par son premier mariage, d'un des plus proches collaborateurs de Pierre le Grand, Iagoujinski.

En attendant l'arrestation et le procès des coupables russes, elle espère que l'Autriche sanctionnera sévèrement son ambassadeur. Mais, si le roi Frédéric II a expulsé Botta dès l'arrivée de celui-ci à Berlin, l'impératrice Marie-Thérèse, ayant recueilli le diplomate à Vienne, se contente de lui adresser un blâme. Déçue par les timides réactions de deux souverains étrangers qu'elle croyait plus fermes dans leurs convictions monarchiques, Élisabeth se venge en faisant enfermer le couple princier des Brunswick et leur fils, le petit Ivan VI, dans la forteresse maritime de Dunamunde, sur la Duna, où on pourra mieux les surveiller qu'à Riga. Elle songe aussi à se séparer d'Alexis Bestoujev, dont la famille a été compromise. Puis, sans doute assagie par les conseils de Razoumovski, partisan de la modération dans le règlement des affaires publiques, elle laisse le chancelier à son poste.

Cependant, comme il lui faut des victimes pour apaiser sa fureur rentrée, elle choisit de faire porter le poids du châtiment à Mme Lopoukhine, à son fils Ivan et à quelques-uns de leurs proches. Pour Nathalie Lopoukhine, ce n'est plus un soufflet qu'elle exige comme punition, mais d'horribles tortures. Le même sort attend ses complices. Sous le knout, les tenailles et les brûlures au fer rouge, Nathalie Lopoukhine, son fils Ivan et Mme Bestoujev répètent, en se tordant de douleur, les calomnies qu'ils ont entendues de la bouche de Botta. Malgré le manque de preuves matérielles, un tribunal d'exception, composé de plusieurs membres du Sénat et de trois représentants du clergé, condamne tous les « coupables » à la roue, à l'écartèlement et à la décapitation. Cette sentence exemplaire offre à Élisabeth l'occasion de décider, au cours d'un bal, qu'elle gardera la vie sauve aux misérables qui ont osé conspirer contre elle et qu'on se bornera pour eux à une « leçon » en public. A l'annonce de cette extraordinaire mesure de clémence, toute l'assemblée célèbre en chœur la bonté évangélique de Sa Majesté.

Le 31 août 1743, un échafaud est dressé devant le palais des Collèges. En présence d'une énorme affluence de curieux, Mme Michel Bestoujev est brutalement déshabillée par le bourreau. Comme elle a eu le temps de lui glisser un bijou de valeur en forme de croix avant le début du supplice, il se contente de lui effleurer le dos avec son fouet et de lui promener un couteau sur le bout de la langue, sans entailler la chair. Elle subit ces simulacres de coups et de blessures avec une dignité héroïque. Moins sûre de ses nerfs, Nathalie Lopoukhine se défend désespérément lorsque les aides du bourreau lui arrachent ses vêtements. La multitude reste muette de stupeur devant la nudité subitement révélée de cette femme que sa déchéance même embellit. Puis quelques spectateurs, avides d'assister à la suite, hurlent d'impatience. Prise de panique face à ce déchaînement de haine grossière, la malheureuse veut échapper à son tourmenteur, l'injurie et lui mord la main. Furieux, le bourreau lui serre la gorge, lui ouvre de force les mâchoires, brandit l'arme du sacrifice et, l'instant d'après, présente à la foule hilare un lambeau de viande dégoulinant de sang. « A qui la langue de la belle Mme Lopoukhine ? s'écrie-t-il. C'est un beau morceau et je le vendrai à bon compte ! A un rouble la langue de la belle Mme Lopoukhine4 ! » Ce genre d'invitation à rire par un exécuteur des basses œuvres est monnaie courante à l'époque. Mais, cette fois, le public est plus attentif que d'habitude au déroulement des opérations, car Nathalie Lopoukhine vient de s'évanouir de douleur et de honte. Le bourreau la ranime à grands cinglons de knout. Quand elle est revenue à elle, on la jette dans un chariot et en route pour la Sibérie ! Son époux la rejoindra à Seleguinski, non sans avoir été préalablement et sévèrement fustigé. Il y mourra, quelques années plus tard, dans un total abandon. Mme Bestoujev traînera longtemps encore une vie misérable à Iakoutsk, souffrant de la faim, du froid et de l'in-différence des habitants, qui hésitent à se compromettre en fréquentant une réprouvée. Pourtant, à Saint-Pétersbourg, son mari, Michel Bestoujev, le frère du chancelier Alexis Bestoujev, poursuit sa carrière dans la diplomatie et sa fille brille d'un bel éclat à la cour de Sa Majesté.

En réglant l'affaire Botta, Élisabeth a eu l'impression d'entreprendre le ménage qui s'imposait dans son empire. Alexis Bestoujev ayant gardé ses prérogatives ministérielles, malgré la disgrâce qui vient de frapper la plupart des siens, peut même se dire que son prestige a été renforcé par l'épreuve à laquelle il a échappé de justesse. Cependant, à Versailles, Louis XV persiste dans son intention d'envoyer La Chétardie en mission de reconnaissance auprès de la tsarine, qui, selon ses informateurs, ne serait pas fâchée de réitérer ses assauts à fleurets mouchetés avec un Français dont les galanteries l'ont naguère amusée. Mais elle est si versatile que, d'après les mêmes « connaisseurs de l'âme slave », elle est capable de se vexer pour une vétille et de faire une montagne d'une taupinière. Pour ménager la susceptibilité de cette souveraine à l'humeur changeante, le roi remet à La Chétardie deux versions d'une lettre d'introduction auprès de Sa Majesté. Dans l'une, l'émissaire de Versailles est présenté comme un simple particulier intéressé par tout ce qui touche à la Russie, dans l'autre comme un plénipotentiaire délégué par le roi auprès de « notre très chère sœur et très parfaite amie Élisabeth, impératrice et autocrate de toutes les Russies5 ». La Chétardie choisira sur place la formule la mieux adaptée aux circonstances. Avec cette double recommandation en poche, c'est bien le diable s'il échoue, une fois de plus, dans sa besogne ! Brûlant les étapes, il arrive à Saint-Pétersbourg le jour même où l'impératrice fête le dixième anniversaire de son coup d'État. Amusée par l'empressement de La Chétardie à la congratuler, Élisabeth lui accorde dans la soirée une entrevue mi-amicale, mi-protocolaire. Il la trouve fatiguée, engraissée, mais si gentille en paroles qu'il s'imagine l'avoir retournée comme un gant et qu'elle a déjà oublié ses derniers griefs contre la France. Mais, alors qu'il s'apprête à déployer devant elle toute la séduction dont il est capable, il se heurte à l'ambassadeur de France en titre, M. d'Allion. Celui-ci, mortifié par une concurrence qu'il juge déloyale, ne sait qu'inventer pour lui mettre des bâtons dans les roues. Après une série de malentendus, les deux représentants de Louis XV échangent des injures, des gifles et tirent leurs épées du fourreau. Bien que blessé à la main, La Chétardie ne perd pas un pouce de sa dignité. Puis, constatant l'inanité de cette querelle de deux Français en territoire étranger, les adversaires, bon gré, mal gré, se réconcilient. On est à la veille de Noël. Or, c'est précisément en cette fin d'année 1743 que la nouvelle tant espérée par Élisabeth lui arrive de Berlin : le roi de Prusse, sollicité par différents émissaires de choisir une fiancée pour l'héritier du trône de Russie, a enfin déniché la perle. Une princesse de naissance suffisante, d'extérieur agréable et de bonne éducation, qui fera honneur à son époux sans être tentée de l'éclipser.