Ces aventures successives, loin de l'assagir, lui ont donné l'envie de lutter, de toute son énergie, contre le mauvais sort et les faux amis. Néanmoins, cette fois, s'il veut se distinguer, ce n'est plus dans la beuverie mais dans la poésie. Son admiration pour la tsarine l'inspire. Il voit en elle plus que l'héritière de Pierre le Grand : le symbole de la Russie en marche vers un avenir glorieux. Dans un bel élan de sincérité, il lui dédie des poèmes d'une adoration quasi religieuse. Certes, il n'ignore pas qu'il a été précédé dans le genre par Basile Trediakovski et Alexandre Soumarokov, mais ces deux confrères, qui lui font grise mine quand il surgit dans le petit cercle intellectuel de la capitale, ne l'intimident nullement. D'emblée, il se sent supérieur à eux. Ils ne tardent d'ailleurs pas à deviner le danger que représente pour leur notoriété ce nouveau venu qui les dépasse par l'ampleur de ses desseins et la richesse de son vocabulaire. Son terrain de chasse est le même que le leur. Suivant leur exemple, il s'attaque lui aussi à des panégyriques de Sa Majesté et à des hymnes aux vertus guerrières de la Russie. Mais, si le prétexte des poèmes de Lomonossov reste conventionnel, le style et la prosodie en sont d'une vigueur inédite. La langue de ses prédécesseurs, recherchée et pompeuse, était encore imprégnée de slavon. La sienne, pour la première fois dans une œuvre imprimée, se rapproche — timidement, il est vrai — de celle que parlent entre eux les gens nourris d'autre chose que des Écritures saintes et des bréviaires. Sans descendre de l'Olympe, il fait quelques pas vers la rumeur de la rue. Qui ne lui en saurait gré, parmi ses contemporains ? Les récompenses pleuvent sur sa tête. Mais son appétit de connaissances est tel qu'il ne peut se satisfaire d'un succès littéraire. Reculant les limites des ambitions raisonnables, il entend parcourir tout le cycle de la réflexion humaine, tout apprendre, tout engranger, tout essayer, tout réussir en même temps.
Soutenu par Ivan Chouvalov, qui l'a fait nommer — pourquoi pas ? — président de l'Académie, il inaugure ses fonctions par un cours de physique expérimentale. Sa curiosité le promenant d'une discipline à l'autre, il publie coup sur coup une Introduction à la vraie chimie physique, une Dissertation sur les devoirs des journalistes dans les exposés qu'ils donnent sur la liberté de philosopher (en français) et, sans doute pour se laver devant le clergé orthodoxe des soupçons d'athéisme occidental, une Réflexion sur l'utilité des livres d'Église dans la langue russe. D'autres ouvrages de la même encre coulent de sa plume prolifique. Ils alternent avec des odes, des épîtres, des tragédies. En 1748, il compose un traité de rhétorique en russe. L'année suivante, pour se changer les idées, il se lance dans des études approfondies sur la coloration industrielle du verre. Avec un égal enthousiasme, il entreprend la rédaction du premier lexique de la langue russe. Tour à tour poète, chimiste, minéralogiste, linguiste, grammairien, il passe des semaines entières cloîtré dans son bureau à Saint-Pétersbourg ou dans le laboratoire qu'il a installé à Moscou, dans la tour Soukharev, construite jadis par Pierre le Grand. Refusant de perdre son temps à manger alors que des problèmes si importants le requièrent, il se contente de croquer parfois un morceau de pain beurré, d'ava ler trois rasades de bière et continue sa tâche jusqu'à tomber d'inanition, le nez sur ses papiers. Le soir venu, les passants regardent avec inquiétude la lumière qui brille derrière les fenêtres de cet antre du travail, dont on ne sait s'il a l'agrément de Dieu ou du diable. Monstre d'érudition et d'avidité intellectuelle, en lutte contre l'ignorance et le fanatisme du peuple, Lomonossov ira même jusqu'à revendiquer, en 1753, contre Benjamin Franklin, la priorité de la découverte de la force électrique. Mais il se préoccupe également des applications pratiques de la science. C'est dans cette perspective que, toujours avec le soutien d'Ivan Chouvalov, il réorganisera la première université, animera une fabrique impériale de porcelaine, implantera en Russie l'art de la verrerie et de la mosaïque.
Ayant très vite reconnu les mérites de Lomonossov, Élisabeth lui rend en admiration et en protection les nombreux hommages qu'il lui dédie dans ses poèmes. A demi illettrée, elle remplace avec bonheur la culture par l'instinct. C'est l'instinct qui l'a conduite à choisir comme favori, puis comme époux inavoué, un simple paysan, ancien chantre d'église, et à confier l'instruction de son empire à un autre paysan, fils de pêcheur et polygraphe de génie. Dans les deux cas, elle s'est adressée à un enfant du peuple pour l'aider à élever le peuple. Comme si elle savait que c'est dans les couches profondes du terreau humain que réside la sagesse. Il a suffi qu'elle prenne connaissance des premiers travaux de Lomonossov pour comprendre que, ce qu'il y aura de plus important dans son règne, ce ne seront ni les monuments, ni les lois, ni les nominations de ministres, ni les conquêtes militaires, ni les fêtes avec leurs feux d'artifice, mais la naissance de la vraie langue russe. Personne encore autour d'elle ne devine que, sous une apparence quotidienne, le pays est en train de vivre une révolution. Ce qui change imperceptiblement, ce ne sont pas les esprits ou les mœurs, c'est la manière de choisir et d'agencer les mots, d'exprimer sa pensée. Délivrée de la gangue ancestrale du slavon d'église, la parole russe de l'avenir prend son essor. Et c'est le fils d'un pêcheur du Grand Nord qui, par ses écrits, lui donne ses lettres de noblesse.
Si la chance de Lomonossov est d'avoir eu Élisabeth pour l'aider dans sa prodigieuse carrière, la chance d'Élisabeth est d'avoir eu Lomonossov pour créer, dans son ombre, la langue russe de demain.
1 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande, et Bilbassov : Catherine II.
2 Cf. Daria Olivier, op. cit.
X
SA MAJESTÉ ET LEURS ALTESSES
Tour à tour sollicitée, en cette année 1750, par les événements du monde extérieur et par ceux de sa famille, Élisabeth ne sait plus où donner de la tête. A l'instar de l'Europe livrée aux rivalités et aux convulsions, le couple grand-ducal vit cahin-caha, sans directive ferme et, semble-t-il, sans projet d'avenir. La grossièreté de Pierre éclate à la moindre occasion. L'âge, qui devrait assagir sa gaminerie et sa maniaquerie, ne fait que les exacerber. A vingt-deux ans, il en est encore à s'amuser avec des marionnettes, à diriger, revêtu de l'uniforme prussien, la parade de la petite troupe holsteinoise réunie à Oranienbaum et à organiser un conseil de guerre pour condamner, dans les formes, un rat à la pendaison. Quant aux jeux de l'amour, il y pense de moins en moins. S'il continue de se vanter, devant Catherine, de ses prétendues liaisons galantes, il se garde bien de la toucher, fût-ce du bout des doigts. On dirait qu'elle lui fait peur, ou qu'elle lui répugne, justement parce qu'elle est une femme et qu'il ignore tout de ce genre de créature. Frustrée et humiliée, nuit après nuit, elle s'étourdit en lisant les romans français de Mlle de Scudéry, L'Astrée d'Honoré d'Urfé, le Clovis de Desmarets, les Lettres de Mme de Sévigné ou — suprême audace ! — les Vies des dames galantes de Brantôme. Quand elle est lasse de tourner les pages d'un livre, elle s'habille en homme, à l'exemple de l'impératrice, va chasser le canard au bord des étangs ou fait seller un cheval et galope sans but, le visage au vent, pour se détendre les nerfs. Par un reste de décence, elle feint de monter en amazone, mais, à peine se croit-elle hors de vue qu'elle se campe à califourchon. Dûment avertie, l'impératrice déplore cette habitude cavalière qui, selon elle, pourrait être cause de la stérilité de sa bru. Catherine ne sait si elle doit rire ou s'agacer d'une telle curiosité autour de son ventre.