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Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1754, après neuf ans de mariage, Catherine ressent enfin les premières douleurs. Immédiatement, l'impératrice, le comte Alexandre Chouvalov et le grand-duc Pierre se précipitent pour assister au travail. Le 20 septembre 1754, à midi, en voyant apparaître, dans les mains de la sage-femme, le bébé encore gluant et maculé de sang, Élisabeth exulte : Dieu soit loué, c'est un mâle ! Elle a déjà choisi son prénom : ce sera Paul Petrovitch (Paul, fils de Pierre). Lavé, emmailloté, ondoyé par le confesseur de Sa Majesté, le nouveau-né ne reste qu'une minute dans les bras de sa mère. C'est à peine si elle a le temps de l'embrasser, de le palper, de le humer. Il ne lui appartient déjà plus : il appartient à la Russie, ou plutôt à l'impératrice ! Laissant derrière elle la grande-duchesse exténuée et gémissante, Élisabeth emporte le petit Paul, en le serrant dans ses bras, comme un butin chèrement acquis. Désormais, elle le gardera dans ses appartements privés, sous sa seule surveillance. Elle n'a plus besoin de Catherine. Ayant accompli son office de pondeuse, la grande-duchesse a perdu tout intérêt. Elle pourrait retourner en Allemagne que nul ne s'en soucierait au palais.

Penchée sur le berceau, Élisabeth scrute avec angoisse le visage chiffonné du nourrisson. Aucun « air de famille » n'est décelable à cet âge-là. Et c'est tant mieux ! D'ailleurs, qu'il ressemble à l'amant de Catherine ou à son mari, le résultat est le même. A dater d'aujourd'hui, il est indifférent que le grand-duc Pierre, ce macaque prétentieux, continue à encombrer le palais. Qu'il vive ou qu'il disparaisse : la succession est assurée !

Au-dessus de la ville, les canons tonnent, les cloches carillonnent allégrement ; dans sa chambre, encore toute chaude du remue-ménage de l'accouchement, Catherine pleure d'être une fois de plus abandonnée ; et non loin d'elle, derrière la porte, le grand-duc, entouré des officiers de son régiment holsteinois, vide verre sur verre à la santé de « son fils Paul ». Quant aux diplomates, Élisabeth se doute qu'avec leur causticité habituelle ils s'amuseront, chacun dans leur coin, à commenter l'étrange filiation de l'héritier du trône. Mais elle sait aussi que, même si on n'est pas dupe dans les chancelleries de ce tour de passe-passe, personne n'osera dire tout haut que le petit Paul Petrovitch est un bâtard et que le grand-duc Pierre est le plus glorieux cocu de Russie. Or, c'est cette adhésion tacite des contemporains à une contre-vérité qui peut la transformer en certitude pour les générations futures. Et Élisabeth tient par-dessus tout au jugement de la postérité.

A l'occasion du baptême, Élisabeth décide de témoigner sa satisfaction à la mère en lui faisant présenter sur un plateau quelques bijoux et un ordre de payer à son nom la somme de cent mille roubles : le prix d'achat d'un héritier authentique. Puis, estimant qu'elle lui a suffisamment marqué sa sollicitude, elle ordonne, par mesure de décence, d'expédier Serge Saltykov en mission à Stockholm. Il est chargé de porter au roi de Suède l'annonce officielle de la naissance, à Saint-Pétersbourg, de Son Altesse Paul Petrovitch. Pas une seconde elle ne tique sur l'étrange démarche de ce père illégitime allant quêter les congratulations destinées au père légitime de l'enfant. Combien de temps durera le voyage ? Élisabeth ne le précise pas et Catherine en est désespérée. Pures simagrées de petite femme en mal d'affection ! tranche la tsarine. Elle a connu trop d'aventures sentimentales ou sensuelles dans sa vie pour s'attendrir sur celles des autres.

Tandis que Catherine se lamente dans son lit en attendant le signal des « relevailles », Élisabeth multiplie les réceptions, les bals et les banquets. On n'en finit pas de célébrer, au palais, un événement qu'on espérait depuis bientôt dix ans. Enfin, le 1er novembre 1754, quarante jours après les couches, le protocole exige que la grande-duchesse reçoive les félicitations du corps diplomatique et de la cour. Catherine accueille les invités à demi allongée sur un lit d'apparat en velours rose à broderies argent. La chambre a été richement meublée et illuminée pour l'occasion. La tsarine elle-même est venue inspecter les lieux avant la cérémonie pour voir si rien ne clochait. Mais, aussitôt après la séance des hommages, elle fait remporter les meubles et les candélabres superflus ; selon ses instructions, le couple grand-ducal retrouve ses appartements habituels au palais d'Hiver. Une manière déguisée de signifier à Catherine que son rôle est terminé et que, dorénavant, la réalité va remplacer le rêve.

Inconscient de ce branle-bas familial, Pierre retourne à ses jeux puérils et à ses beuveries, tandis que la grande-duchesse affronte le remplaçant de son ancien mentor, Tchoglokov, décédé entre-temps. Le nouveau « maître de la petite cour », dont elle pressent le caractère fouineur et tatillon, est le comte Alexandre Chouvalov, le frère d'Ivan. Dès son entrée en fonctions, il cherche à gagner la sympathie des habitués du ménage princier, cultive l'amitié de Pierre et applaudit à sa passion inconsidérée pour la Prusse. Épaulé par lui, le grand-duc ne connaît plus de limites à sa germanophilie, fait venir de nouvelles recrues du Holstein et organise, dans le parc du château d'Oranienbaum, un camp retranché qu'il nomme Peterstadt. Pendant qu'il s'amuse ainsi à se prendre pour un officier allemand, commandant à des troupes allemandes sur une terre qu'il voudrait allemande, Catherine, plus esseulée que jamais, sombre dans la neurasthénie. Comme elle le redoutait au lendemain de son accouchement, Serge Saltykov, après une brève mission en Suède, est envoyé, en qualité de ministre résident de Russie, à Hambourg. Bien que détestant son fils adoptif, la tsarine tient à couper les ponts entre les deux amants. En outre, c'est tout à fait exceptionnellement qu'elle autorise Catherine à voir son bébé. Belle-mère possessive, elle monte la garde à côté du berceau et ne tolère aucune réflexion de la grande-duchesse sur la façon d'élever l'enfant. A croire que la vraie mère du petit Paul n'est pas Catherine mais Élisabeth, que c'est elle qui l'a porté neuf mois dans son ventre et qui a souffert pour le mettre au monde.

Dépossédée, découragée, Catherine cherche à oublier sa disgrâce en lisant avec passion les Annales de Tacite, l'Esprit des lois de Montesquieu ou certains essais de Voltaire. Sevrée d'amour, elle tente de pallier ce manque de chaleur humaine en s'intéressant à la philosophie et même à la politique. A force de fréquenter les salons de la capitale, elle écoute avec plus d'attention que naguère les conversations, souvent brillantes, des diplomates. Aux côtés d'un mari entièrement absorbé par des balivernes militaires, elle prend ainsi une assurance, une maturité d'esprit qui n'échappent pas à son entourage. Élisabeth, dont la santé décline à mesure que celle de Catherine s'épanouit, ne tarde pas à remarquer la métamorphose progressive de sa bru. Mais elle ne sait pas encore si elle doit s'en réjouir ou s'en inquiéter. Souffrant d'asthme et d'hydropisie, la tsarine se raccroche, en vieillissant, au toujours jeune et bel Ivan Chouvalov. Il est devenu sa principale raison de vivre et son meilleur conseiller. Elle se demande si, pour sa tranquillité personnelle, il ne vaudrait pas mieux que Catherine eût, comme elle, un amant attitré qui la comblerait à tous égards et l'empêcherait de se mêler des affaires publiques.