Élisabeth voudrait savourer à loisir cette lune de miel avec la France. Mais l'aggravation de ses insomnies et de ses malaises ne lui laisse plus de répit. Sous le choc répété des souffrances, elle craint même de perdre la raison avant d'avoir eu le temps de remporter une victoire décisive dans cette guerre où elle a été entraînée malgré elle par le jeu des alliances. Or, voici que Frédéric II, voulant profiter de l'effet de surprise, déclenche les hostilités en procédant, sans préavis, à l'invasion de la Saxe1. Les premiers engagements sont à son avantage. Dresde est prise d'assaut, les Autrichiens sont battus à Prague, les Saxons à Pirna. Forcée de se porter au secours de son alliée l'Autriche, Élisabeth se résigne à intervenir. Sur son ordre, le général Apraxine, nommé feld-maréchal, quitte Saint-Pétersbourg et concentre le gros de ses troupes à Riga. Alors que Louis XV dépêche le marquis de L'Hôpital auprès de la tsarine pour l'exhorter à l'action, elle confie à Michel Bestoujev, qui, à l'opposé de son frère Alexis, le chancelier, est francophile dans l'âme, le soin de signer l'adhésion de la Russie au traité de Versailles. Le 31 décembre 1756, c'est chose faite.
Secrètement embarrassée par cette prise de position ostentatoire, Élisabeth espère encore que le conflit actuel n'embrasera pas toute l'Europe. Elle redoute, par ailleurs, que Louis XV ne se serve d'elle pour sceller un rapprochement, non plus occasionnel, mais permanent, avec l'Autriche. Comme pour donner raison à ses appréhensions, en mai 1757, Louis XV manifeste le besoin de confirmer son engagement aux côtés de Marie-Thérèse par une nouvelle alliance destinée à ôter à la Prusse toute possibilité de compromettre la paix en Europe. Sous ce prétexte généreux, Élisabeth devine que le roi dissimule une intention plus subtile. Tout en se proclamant solidaire de la Russie, il ne veut surtout pas qu'elle cherche à s'agrandir aux dépens de ses deux voisins, la Pologne et la Suède, qui sont les alliés traditionnels de la France. Tant que Louis XV aura ce double fil à la patte, il ne pourra jouer franc jeu avec Élisabeth. De nouveau, elle doit louvoyer avec les envoyés de Versailles. Elle se demande si Alexis Bestoujev, empêtré dans ses sympathies britanniques, est encore qualifié pour défendre les intérêts du pays. Alors que le chancelier, tout en protestant de son patriotisme et de son intégrité, ne verrait pas d'un mauvais œil le triomphe de la coalition anglo-prussienne sur la coalition austro-française, grâce notamment à l'inaction de la Russie, l'amant de l'impératrice, Ivan Chouvalov, ne cache pas qu'il est acquis à la France, à sa littérature, à ses modes et, ce qui est plus grave, à sa politique. Jamais Élisabeth n'a été l'objet d'un combat aussi acharné entre son favori et son chancelier, entre les élans de son cœur qui la rapprochent de Versailles et les remontrances de sa raison qui lui rappellent ses attaches avec Berlin.
Elle aimerait avoir la tête parfaitement claire pour prendre ses décisions. Mais les soucis quotidiens et la recrudescence de ses malaises minent chaque jour un peu plus sa résistance physique. Elle a parfois des hallucinations, exige de changer de chambre parce qu'elle se sent menacée par un ennemi sans visage, implore les icônes de lui venir en aide, tombe en syncope et, l'évanouissement dissipé, éprouve du mal à renouer ses pensées. Sa fatigue est telle qu'elle voudrait déposer les armes. Seules les circonstances l'obligent à rester debout. Cependant, elle sait que, dans son dos, on évoque déjà le problème qui surgira après sa disparition. Si elle meurt demain, inopinément, à qui ira la couronne ? D'après la tradition, son successeur ne peut être que son neveu, Pierre. Mais elle se cabre à l'idée que la Russie échoue entre les mains de ce demi-fou, maniaque et méchant, qui se pavane du matin au soir en uniforme holsteinois. Il faudrait, pour bien faire, qu'elle le déclarât, dès à présent, incapable d'occuper le trône et qu'elle désignât le fils du grand-duc, le petit Paul Petrovitch, âgé de deux ans, pour unique héritier. Or, ce serait offrir du même coup le rôle de régente à Catherine, qu'Élisabeth déteste autant pour sa beauté que pour sa jeunesse, son intelligence et ses nombreuses intrigues. En outre, la grande-duchesse s'est dernièrement acoquinée avec Alexis Bestoujev. A eux deux, ils auront tôt fait de brouiller les cartes qu'elle a savamment disposées. Cette perspective agace la tsarine, puis soudain elle s'en désintéresse. A quoi bon se préoccuper des péripéties de l'avenir puisque, vraisemblablement, elle ne sera plus là pour en souffrir ? Incapable de choisir quoi que ce soit dans l'immédiat, elle prend le parti de l'expectative et remet à plus tard le soin fastidieux de décider si elle destitue son neveu pour léguer le pouvoir à son petit-fils et à sa bru ou si elle laisse Pierre accéder légalement à la dignité impériale, au risque de consterner la Russie. Sans se l'avouer, elle espère que la solution lui sera dictée par les événements.
Justement, par bonheur, le feld-maréchal Apraxine, qu'elle a, à dix reprises, supplié vainement d'agir, s'est enfin résolu à déclencher une vaste offensive contre les Prussiens. En juillet 1757, les troupes russes prennent Memel et Tilsitt ; en août de la même année, elles écrasent l'ennemi à Gross Jaegersdorff. Élisabeth en éprouve un regain de vitalité et fait célébrer les victoires par un Te Deum, tandis que Catherine, pour lui complaire, organise des fêtes dans les jardins d'Oranienbaum. Au milieu du pays en liesse, seul le grand-duc Pierre promène un visage désolé. Oubliant qu'il est l'héritier du trône de Russie et que cette série de succès russes devrait lui réjouir le cœur, il ne digère pas la défaite de son idole, Frédéric II. Le diable a dû entendre ses récriminations : au moment où, à Saint-Pétersbourg, la foule surexcitée crie « A Berlin ! A Berlin ! » et exige qu'Apraxine poursuive sa conquête jusqu'à l'anéantissement de la Prusse, une nouvelle transforme l'enthousiasme unanime en stupéfaction. Des estafettes, expédiées par le commandement, affirment qu'après un début de campagne étincelant le feld-maréchal est en train de battre en retraite et que ses régiments abandonnent le terrain occupé en laissant sur place des équipements, des munitions et des armes. Cette dérobade semble tellement inexplicable qu'Élisabeth subodore un complot. Le marquis de L'Hôpital, qui, à la demande de Louis XV, assiste la tsarine de ses avis dans ces moments difficiles, n'est pas loin de penser qu'Alexis Bestoujev et la grande-duchesse Catherine, tous deux soudoyés par l'Angleterre et favorables à la Prusse, ne sont pas étrangers à la surprenante défection du feld-maréchal. L'ambassadeur le dit autour de lui et ses propos sont aussitôt rapportés à la tsarine. Dans un sursaut d'énergie, elle ne songe d'abord qu'à châtier les coupables. Pour commencer, elle révoque Apraxine, l'assigne à résidence dans ses terres et nomme à la tête de l'armée son lieutenant en second, le comte Fermor. Cependant, son principal ressentiment, elle en réserve la manifestation à Catherine. Elle voudrait sévir, une fois pour toutes, contre cette femme dont elle admettait jadis les infidélités conjugales mais dont elle ne peut tolérer les manigances politiques. Il faudrait lui clouer le bec, à elle et à toute la clique des Prussiens de comédie qui grenouillent autour du couple grand-ducal, à Oranienbaum.
Hélas ! le moment est mal choisi pour un coup de balai. En effet, voici que Catherine est derechef enceinte. Redevenue « sacrée » aux yeux de la nation, elle bénéficie d'une impunité provisoire. Quels que soient ses torts, il vaut mieux la laisser en paix jusqu'à l'accouchement. Une fois de plus, qui est le père ? Sûrement pas le grand-duc, lequel, depuis sa petite opération, réserve toutes ses attentions à Élisabeth Vorontzov, la nièce du vice-chancelier. Cette maîtresse qui n'est ni belle, ni spirituelle, mais dont la vulgarité le rassure, achève de le détourner de son épouse. Du reste, il se moque bien que Catherine ait un amant et que ce soit Stanislas Poniatowski qui l'ait engrossée. Il en plaisante même lourdement en public. Catherine n'est plus pour lui qu'une femme encombrante et déshonorante, avec laquelle on l'a marié dans sa jeunesse sans lui demander son avis. Il la supporte et tâche de l'oublier dans la journée, mais surtout la nuit. Elle, de son côté, redoute que Stanislas Poniatowski, le père naturel de l'enfant, ne soit expédié au bout du monde par la tsarine. A sa demande, Alexis Bestoujev intervient auprès de Sa Majesté pour que la nouvelle « affectation » de Stanislas, en Pologne, soit retardée, du moins jusqu'à la naissance du bébé. Il obtient gain de cause et Catherine, détendue, se prépare à l'événement.