Or, tout se passe autrement que l'impératrice ne l'avait prévu. Le seuil à peine franchi, Catherine tombe à genoux, se tord les mains et clame son chagrin devant Élisabeth. Entre deux sanglots, elle se dit mal aimée dans cette cour où personne ne la comprend et où son mari ne sait qu'inventer pour l'humilier en public. Elle adjure Sa Majesté de la laisser repartir pour son pays d'origine. Comme la tsarine lui rappelle que le devoir d'une mère est de rester, quoi qu'il arrive, aux côtés de ses enfants, elle réplique, toujours pleurant et soupirant : « Mes enfants sont entre vos mains et ne sauraient être mieux ! » Touchée à un point sensible par cette reconnaissance de ses talents d'éducatrice et de protectrice, Élisabeth aide Catherine à se relever et lui reproche doucement d'avoir oublié toutes les marques d'intérêt et même d'affection qu'elle lui a jadis prodiguées. « Dieu m'est témoin combien j'ai pleuré quand vous étiez malade à mort, dit-elle. Si je ne vous avais pas aimée, je ne vous aurais pas gardée ici [...] ! Mais vous êtes d'une fierté extrême ! Vous vous imaginez que personne n'a plus d'esprit que vous ! » A ces mots, bravant la consigne qu'il a reçue, Pierre sort de sa cachette et s'écrie :
« Elle est d'une méchanceté terrible et fort entêtée !
— C'est de vous que vous parlez ! rétorque Catherine. Je suis bien aise de vous dire devant Sa Majesté que réellement je suis méchante vis-à-vis de vous qui me conseillez de faire des injustices et que je suis devenue entêtée depuis que je vois que mes complaisances ne me mènent à rien qu'à votre inimitié ! »
La discussion menaçant de tourner à une banale scène de ménage, Élisabeth se ressaisit. Pour un peu, devant cette épouse en larmes, elle oublierait que la prétendue victime de la société est une femme infidèle et une intrigante. Essayant de se modérer sans abdiquer sa grandeur, elle passe à l'attaque et profère en désignant les lettres qui reposent dans le plat en or :
« Comment avez-vous osé envoyer des ordres au feld-maréchal Apraxine ?
— Je le priais simplement de suivre vos ordres, à vous ! murmure Catherine.
— Bestoujev dit qu'il y en a beaucoup d'autres !
— Si Bestoujev dit cela, il ment !
— Eh bien, puisqu'il ment, je le ferai mettre à la torture ! » s'écrie Élisabeth en enveloppant sa belle-fille d'un regard meurtrier.
Mais Catherine ne bronche pas, comme si la première passe d'armes lui avait rendu toute son assurance. Et c'est Élisabeth qui, soudain, se sent mal à l'aise dans cet interrogatoire. Pour calmer ses nerfs, elle se met à marcher de long en large à travers la pièce. Pierre profite du répit de la conversation pour se lancer dans l'énumération des méfaits de son épouse. Exaspérée par les invectives de son avorton de neveu, la tsarine est tentée de donner raison à sa bru qu'elle condamnait quelques minutes auparavant. Sa jalousie du début contre une créature trop jeune et trop séduisante a fait place à une sorte de complicité féminine, par-dessus la barrière des générations. Au bout d'un moment, coupant court aux criailleries de Pierre, elle lui intime sèchement l'ordre de se taire. Puis, se rapprochant de Catherine, elle lui chuchote à l'oreille :
« J'avais bien des choses encore à vous dire, mais je ne veux pas vous brouiller [avec votre mari] plus que vous ne l'êtes !
— Moi aussi, répond Catherine, je ne veux pas vous parler, quelque pressant désir que j'aurais de vous ouvrir mon cœur et mon âme2 ! »
Cette fois, ce sont les yeux de l'impératrice qui sont embués d'émotion. Ayant congédié Catherine et le grand-duc, elle reste longtemps silencieuse devant Alexandre Chouvalov, qui à son tour est sorti de derrière le paravent et la dévisage en tâchant de lire dans ses pensées. Après un moment, elle l'envoie auprès de la grande-duchesse, chargé d'une commission ultra-secrète : il doit la prier de ne plus s'affliger sans raison, car Sa Majesté compte la recevoir, sous peu, pour « un véritable tête-à-tête ».
Ce tête-à-tête a lieu en effet, dans le plus grand secret, et permet aux deux femmes d'avoir enfin une explication loyale. Peut-être l'impératrice a-t-elle exigé, à cette occasion, que Catherine lui livre des détails sur sa liaison avec Serge Saltykov et avec Stanislas Poniatowski, sur l'exacte ascen-dance de Paul et d'Anna, sur le faux ménage de Pierre et de l'affreuse Vorontzov, sur la trahison de Bestoujev, sur l'incompétence d'Apraxine ?... Toujours est-il que les réponses ont dû apaiser la colère d'Élisabeth, car, du jour au lendemain, elle autorise sa bru à venir voir ses enfants dans l'aile impériale du palais. Au cours de ces visites sagement espacées, Catherine pourra constater à quel point les chérubins sont bien élevés et bien instruits, loin de leurs parents.
Moyennant ces accommodements, la grande-duchesse renonce à son projet désespéré de quitter Saint-Pétersbourg pour retourner à Zerbst, dans sa famille. Le procès de Bestoujev se termine en queue de poisson, à cause du manque de preuves matérielles et de la mort du principal témoin, le feld-maréchal Apraxine. Comme il faut, malgré tout, un châtiment après la dénonciation de tant de crimes abominables, on exile Alexis Bestoujev non en Sibérie, mais dans ses terres, où il ne manquera de rien. Au terme de cette empoignade judiciaire, le principal vainqueur, c'est Michel Vorontzov, qui se voit offrir sur un plateau le titre de chancelier en remplacement d'Alexis Bestoujev, disgracié. Derrière le dos du nouveau haut dignitaire, le duc de Choiseul, secrétaire d'État aux Affaires étrangères en France, savoure son succès personnel. Il sait que les tendances francophiles de Vorontzov l'amèneront tout naturellement à gagner Catherine, et sans doute même Élisabeth, aux vues de Louis XV. En ce qui concerne Catherine, il ne se trompe pas : tout ce qui va à l'encontre des goûts de son mari lui paraît salutaire ; en ce qui concerne Élisabeth, la chose est moins sûre. Elle veut farouchement garder son libre arbitre, n'obéir qu'à son propre instinct. D'ailleurs, le succès des armes répond à ses premières espérances. Plus résolu qu'Apraxine, le général Fermor s'est emparé de Konigsberg, assiège Kustrin, progresse en Poméranie. Toutefois, il est stoppé devant Zorndorf, lors d'une bataille tellement indécise que chacun des deux camps se proclame vainqueur. Certes, la défaite française subie sur le Rhin, à Crefeld, par le comte de Clermont tempère, sur le moment, l'optimisme de l'impératrice. Mais son expérience lui a enseigné que ce genre d'aléas est inséparable de toute guerre et qu'il serait grave pour la Russie de baisser les bras au moindre échec sur le terrain. Soupçonnant ses alliés d'être moins fermes qu'elle dans leurs intentions belliqueuses, elle déclare même à l'ambassadeur d'Autriche, le comte Esterhazy, qu'elle luttera jusqu'au bout, dût-elle, pour cela, « vendre tous ses diamants et la moitié de ses robes ».