Selon les rapports qu'Élisabeth reçoit du théâtre des opérations, cette disposition patriotique est commune à tous les militaires, qu'ils soient de haut grade ou de grade moyen. Au palais en revanche, les avis sont moins tranchés. Il est de bon ton, dans certains milieux russes proches des ambassades, d'afficher à cet égard une certaine indépendance d'esprit, qualifiée d'« européenne ». Les échos venus des capitales étrangères, les alliances internationales entre grandes familles, une façon élégante et tolérante de vivre à cheval sur plusieurs frontières poussent certains courtisans à railler ceux qui condamnent toute solution qui ne serait pas foncièrement russe. Au premier rang des partisans de Frédéric II, il y a toujours le grand-duc Pierre, qui ne cache plus son jeu. On prétend qu'il fait communiquer au roi de Prusse, par l'intermédiaire du nouvel ambassadeur d'Angleterre à Saint :-Pétersbourg, George Keith, successeur de Williams, tout ce qui se dit, en secret, au conseil de guerre de la tsarine. Élisabeth ne veut pas croire que son neveu touche de l'argent pour prix de ses trahisons. Mais elle a été informée, en sous-main, que Keith a reçu de son ministre, Pitt, lui aussi idolâtre du roi de Prusse, la consigne d'inciter le grand-duc à user de toute son influence auprès de l'impératrice pour sauver Frédéric II du désastre. Autrefois, les germanophiles pouvaient également compter sur Catherine et sur Poniatowski pour les soutenir. Mais, après la conversation à cœur ouvert qu'elle a eue avec sa belle-fille, Élisabeth estime qu'elle l'a définitivement domptée. Repliée sur elle-même et confite dans ses peines sentimentales, la jeune femme ne vit plus que pour pleurer et pour rêver. Depuis qu'elle s'est mise volontairement au rancart, elle a perdu toute importance sur le plan international. Pour achever de la rendre inoffensive, Élisabeth charge Stanislas Poniatowski d'une mission hors des frontières, qui aura l'avantage de l'écarter à jamais de son ancienne maîtresse. En lui faisant remettre ses passeports, Sa Majesté lui signifie que dorénavant sa réapparition à Saint-Pétersbourg serait jugée indésirable.
Après avoir désarmé sa belle-fille, l'impératrice songe qu'il lui reste à désarmer un adversaire autrement détestable : Frédéric II. Elle en veut au roi de Prusse non seulement parce qu'il s'oppose à sa politique personnelle, mais encore parce qu'il a conquis le cœur d'un trop grand nombre de Russes, aveuglés par son insolence et son clinquant. Heureusement, Marie-Thérèse semble aussi résolue qu'elle à détruire l'hégémonie germanique et Louis XV, chapitré, dit-on, par la Pompadour, s'engage maintenant à renforcer les effectifs de l'armée qu'il a lancée contre les troupes de Frédéric II. Le 30 décembre 1759, un troisième traité de Versailles renouvelle le deuxième et garantit à l'Au-triche la restitution de tous les territoires occupés au cours des précédentes campagnes. Il y a là, pense Élisabeth, de quoi ranimer les énergies défaillantes dans les rangs des alliés. Parallèlement à ces travaux de chancelleries, elle poursuit, avec une délectation quasi juvénile malgré ses cinquante ans, une correspondance amicale avec le roi de France. Les lettres des deux monarques sont rédigées par leurs secrétaires respectifs, mais la tsarine se plaît à croire que celles de Louis XV sont réellement dictées par lui et que la sollicitude qu'elles expriment est la marque d'une belle galanterie d'arrière-saison. Comme elle souffre de plaies ouvertes aux jambes, il pousse la compassion jusqu'à lui envoyer son chirurgien personnel, le docteur Poissonier. En vérité, ce n'est pas à son art de manier le bistouri et de prescrire des drogues que le docteur Poissonier doit l'estime du roi, mais à sa capacité de capter des informations et de tricoter des intrigues. Investi de cette mission secrète, il est accueilli comme un spécialiste du renseignement par le marquis de L'Hôpital. L'ambassadeur compte sur lui pour soulager la tsarine de ses scrupules après l'avoir soulagée de ses ulcères. Un médecin en valant un autre, pourquoi ne serait-il pas, pour Sa Majesté, un second Lestocq ?
Cependant, toute confiante qu'elle soit en la science curative du docteur Poissonier, Élisabeth hésite à se laisser guider par lui dans ses décisions politiques. Apprenant le nouveau projet français, qui consisterait à faire débarquer un corps expéditionnaire russe en Écosse afin qu'il attaquât les Anglais sur leur sol pendant que la flotte française réglerait son compte à l'ennemi dans un combat naval, elle juge le plan trop hasardeux et préfère se cantonner dans des actions terrestres contre la Prusse. Par malheur, le général Fermor a encore moins d'allant que feu le feld-maréchal Apraxine. Au lieu de foncer, il piétine, attendant, aux confins de la Bohême, l'arrivée d'hypothétiques renforts autrichiens. Excédée par ces attermoiements, l'impératrice destitue Fermor et le remplace par Pierre Saltykov, vieux général qui a accompli toute sa carrière dans la milice de Petite-Russie. Connu pour sa timidité, son apparence chétive et son uniforme blanc de milicien, dont il est très fier, Pierre Saltykov n'est guère apprécié de la troupe, qui se moque de lui quand il a le dos tourné et l'appelle Kourotchka (la Poulette). Or, dès les premiers engagements, « la poulette » se révèle plus combative qu'un coq. Profitant d'une erreur tactique de Frédéric II, Pierre Saltykov se dirige hardiment vers Francfort. Il a donné rendez-vous sur l'Oder au régiment autrichien du général Gédéon de Laudon. Sitôt qu'ils auront fait leur jonction, la route de Berlin sera ouverte. Alerté par cette menace contre sa capitale, Frédéric II revient en hâte du fond de la Saxe. En apprenant par ses espions que, du côté de l'adversaire, des querelles de commandement ont éclaté entre le Russe Saltykov et l'Autrichien Laudon, il décide de mettre à profit cette dissension pour déclencher une attaque définitive. Le 10 août, dans la nuit, il franchit l'Oder et s'élance vers les Russes, retranchés dans Kunersdorf. La lenteur d'exécution des Prussiens ayant permis aux troupes de Laudon et de Saltykov de se réorganiser, l'effet de surprise est nul. Cependant, la bataille est si violente, si confuse que Saltykov, dans un élan théâtral, se jette à genoux devant ses soldats et implore le « dieu des Armées » de leur donner la victoire. En fait, la décision est dictée par l'artillerie russe, demeurée intacte malgré les assauts répétés de l'ennemi. Le 13 août, l'infanterie, puis la cavalerie prussiennes sont écrasées par le tir des canons. La panique s'empare des survivants. Bientôt, sur les quarante-huit mille hommes commandés à l'origine par Frédéric II, il n'en reste plus que trois mille. Encore cette horde, épuisée et démoralisée, n'est-elle bonne qu'a reculer en protégeant ses arrières. Accablé par cette défaite, Frédéric II écrit à son frère : « Les suites de l'affaire sont pires que l'af faire elle-même. Je n'ai plus de ressources. Tout est perdu. Je ne survivrai pas à la perte de la patrie ! »
En rendant compte de cette victoire à la tsarine, Pierre Saltykov se montre plus circonspect dans ses conclusions : « Votre Majesté Impériale ne doit point se montrer surprise de nos pertes, lui écrit-il, car elle n'ignore pas que le roi de Prusse vend chèrement ses défaites. Une autre victoire comme celle-là, Majesté, et je me verrais contraint à cheminer jusqu'à Saint-Pétersbourg, un bâton à la main, pour en apporter moi-même la nouvelle faute d'estafette3. » Pleinement rassurée sur l'issue de la guerre, Élisabeth fait célébrer, cette fois-ci, un « vrai Te Deum et déclare au marquis de L'Hôpital : « Tout bon Russe doit être bon Français, et tout bon Français doit être bon Russe4. » En récompense de ce haut fait d'armes, le vieux Saltykov, « la Poulettes, reçoit le titre de feld-maréchal. Est-ce cette faveur qui l'engourdit soudain ? Au lieu de poursuivre l'ennemi en retraite, il s'endort sur ses lauriers. La Russie entière semble d'ailleurs saisie d'une torpeur heureuse à l'idée d'avoir défait un chef aussi prestigieux que Frédéric II.