Au mois d'avril 1725, le bruit se répand que l'infante Marie-Anne, âgée de sept ans et fille du roi Philippe V d'Espagne, que l'on disait fiancée à Louis XV, âgé, lui, de quinze ans, est sur le point d'être renvoyée dans son pays, le duc de Bourbon3 la jugeant trop jeune pour le rôle auquel on la destine. Du coup, Catherine se renflamme et convoque Campredon. Celui-ci ne peut que lui confirmer la nouvelle. Alors elle s'attendrit sur le sort de la malheureuse infante, mais déclare que la décision du Régent ne la surprend pas, car on ne saurait jouer impunément avec les candeurs sacrées de l'enfance. Puis, comme elle se méfie du grand maître de la cour, Narychkine, lequel assiste à l'entrevue, elle continue la conversation en suédois. Vantant les qualités physiques et morales d'Élisabeth, elle souligne l'importance que la grande-duchesse aurait sur l'échiquier international dans le cas d'un accord familial avec la France. Elle n'ose dire carrément le fond de sa pensée et se contente de proclamer, une lueur prophétique dans les yeux : « L'amitié et l'alliance avec le roi de France nous seraient préférables à celles de tous les autres princes du monde. » Son rêve : que sa chère petite Élisabeth, « ce morceau de roi », devienne reine de France. Que de problèmes réglés en douceur, d'un bout à l'autre de l'Europe, si Louis XV consent à devenir son gendre ! Au besoin, promet-elle, la fiancée adoptera la religion catholique. Devant cette offre, qui ressemble fort à une déclaration d'amour, Campredon se confond en remerciements et demande un délai pour transmettre les détails de la proposition en haut lieu. De son côté, Menchikov fait le siège de l'ambassadeur et lui jure que l'intelligence et la grâce d'Élisabeth sont « dignes du génie français », qu'elle est « née pour la France » et qu'elle éblouirait Versailles dès sa première apparition à la cour. Persuadé que le Régent n'aura pas le front de résister à ces arguments dictés par une amitié sincère, il va même plus loin et suggère de compléter le mariage de Louis XV avec Élisabeth par celui du duc de Bourbon avec Marie Leszczynska, la fille du roi Stanislas de Pologne, actuellement exilé à Wissembourg. En effet, un jour ou l'autre, ce souverain déchu pourrait remonter sur le trône si la Russie n'y voyait pas trop d'inconvénients.
Les échanges de rapports secrets entre les chancelleries durent trois mois. A la grande surprise de Catherine, aucune solution ne se dessine encore du côté français. Aurait-on mal engagé la partie ? Faudrait-il envisager d'autres concessions, d'autres promesses pour décrocher le gros lot ? Catherine se perd en conjectures lorsque, en septembre 1725, la nouvelle éclate tel un coup de tonnerre dans le ciel brumeux de Saint-Pétersbourg : déjouant toutes les prévisions, Louis XV va épouser cette Marie Leszczynska, une Polonaise de rien du tout, qui a vingt-deux ans et que l'impératrice de Russie songeait à offrir en cadeau au duc de Bourbon. Cette annonce est un superbe camouflet pour la tsarine. Furieuse, elle charge Menchikov de rechercher les raisons d'une telle mésalliance. Celui-ci va trouver Campredon comme il se présenterait à un rendez-vous entre témoins avant une rencontre à l'épée. Pressé de questions, le diplomate tente de ménager la chèvre et le chou, se confond en explications décousues, parle d'une inclination réciproque entre les fiancés, ce qui semble peu vraisemblable, et finit par laisser entendre que la maison de France ne manque pas de prétendants dont la jolie Élisabeth pourrait se satisfaire à défaut d'un roi. Certains princes, insinue-t-il, sont de meilleurs partis que le souverain en personne. Agrippant la planche de salut qu'on lui offre, Catherine, déçue par Louis XV, décide de se rabattre sur le duc de Charolais. Cette fois-ci, pense-t-elle, on ne pourra pas l'accuser de viser trop haut. Avertie de ce marchandage, Élisabeth souffre dans son orgueil et supplie sa mère de renoncer à ses ambitions inconsidérées, qui les déshonorent toutes deux. Or, Catherine prétend savoir mieux que quiconque ce qui convient à sa fille. Alors qu'elle croit avoir enfin misé sur le bon cheval, elle se heurte soudain au plus humiliant des refus. « Monseigneur a pris d'autres engagements », lui déclare Campredon avec une courtoisie affligée. L'ambassadeur est réellement excédé par la série d'affronts qu'on le charge d'infliger à l'impératrice. La cour de Russie lui est devenue insupportable. Il voudrait renoncer à son poste. Mais son ministre, le comte de Morville, lui enjoint de rester sur place en évitant, d'une part, tout débat autour d'un quelconque mariage d'Élisabeth et, d'autre part, toute tentative de rapprochement de Saint-Pétersbourg avec Vienne. Cette double responsabilité inquiète le prudent Campredon. Il ne comprend plus la politique zigzagante de son pays. En apprenant que Catherine a invité le Haut Conseil secret à briser les relations avec la France, qui décidément ne veut pas d'elle, et à préparer une alliance offensive et défensive avec l'Autriche, laquelle est disposée à aider la Russie quoi qu'il arrive, le diplomate, déçu, floué, écœuré, demande ses passeports et, le 31 mars 1726, quitte les bords de la Néva pour n'y plus jamais revenir.
Après son départ, Catherine se sent comme trompée dans une passion de jeunesse. La France qu'elle aimait tant la repousse et la trahit pour une autre. Ce n'est pas sa fille qui a été mise à la porte, c'est elle, avec son sceptre, sa couronne, son armée, l'histoire glorieuse de sa patrie et ses espoirs démesurés. Blessée à vif, elle envoie à Vienne un représentant chargé de négocier l'alliance qu'elle a si souvent repoussée. Désormais, l'Europe se divise en deux camps : d'un côté la Russie, l'Autriche et l'Espagne ; de l'autre la France, l'Angleterre, la Hollande et la Prusse... Certes, les dosages peuvent encore changer et des transferts d'influence s'opérer par-dessus les frontières, mais, dans l'ensemble, aux yeux de Catherine, la carte est déjà dessinée pour les années à venir.
Dans ce micmac diplomatique, ses conseillers se démènent, proposent, marchandent, se fâchent et se réconcilient. Depuis qu'il fait partie du Haut Conseil secret, le duc Charles-Frédéric de Holstein se distingue par la hardiesse de ses exigences. Son besoin de reprendre possession des territoires qui ont jadis appartenu à sa famille tourne à l'idée fixe. Il voit toute l'histoire du globe à travers celle du minuscule duché qui est, prétend-il, son apanage. Agacée par ses continuelles revendications, Catherine finit par demander officiellement au roi du Danemark de rendre le Sleswig à son gendre, le grand-duc de Holstein-Gottorp. S'étant heurtée à un refus catégorique de la part du souverain danois, Frédéric IV, elle en appelle à l'amitié de l'Autriche et obtient que celle-ci soutienne, éventuellement, les revendications du remuant Charles-Frédéric sur le lopin qui faisait partie, hier encore, de son héritage et dont il a été frustré par les honteux traités de Stockholm et de Frederiksborg. L'entrée de l'Angleterre dans cet imbroglio ne fait que brouiller les cartes.
La tsarine est exaspérée par l'enchevêtrement des affaires publiques. Selon son habitude, elle cherche un remède à ses ennuis de toute sorte dans la boisson. Mais, loin de la guérir de son tourment, les excès de table achèvent de miner sa santé. Il lui arrive de festoyer jusqu'à neuf heures du matin et de s'écrouler, ivre morte, sur son lit, entre les bras d'un partenaire qu'elle reconnaît à peine. Les échos de cette existence déréglée consternent son entourage. Parmi les courtisans, des murmures s'élèvent pour prédire le naufrage de la monarchie. Comme si les sempiternels ragots ne suffisaient pas à empoisonner l'atmosphère du palais, voici qu'on reparle avec insistance de ce diablotin de petit-fils de Pierre le Grand, qui aurait été injustement écarté du pouvoir. L'enfant du malheureux Alexis, lequel a payé jadis de sa vie l'audace de s'être opposé à la politique du « Réformateur », émerge tout abasourdi de l'embrouillamini des discussions successorales. Les adversaires de l'innocent estiment qu'il doit partager la déchéance paternelle et qu'il est à jamais exclu des prérogatives de la dynastie. Mais d'autres prétendent que ses droits à la couronne sont inaliénables et qu'il est tout désigné pour monter sur le trône sous la tutelle de ses proches. Ses partisans se recrutent surtout parmi les nobles de vieille souche et les membres du clergé provincial. Çà et là, on signale dans le pays des soulèvements spontanés. Rien de grave encore : de timides rassemblements devant les églises, des conciliabules à la sortie de la messe, le nom du petit Pierre acclamé par la foule le jour de sa fête patronymique. Pour essayer de désamorcer la menace d'un coup d'État, le chancelier Ostermann propose de marier le tsarévitch, qui n'a pas douze ans, à sa tante Élisabeth, qui en a dix-sept. Nul ne se préoccupe de savoir si cet arrangement conviendra aux intéressés. Même Catherine, d'habitude tellement sensible aux élans du cœur, ne se pose aucune question sur l'avenir du couple que formeront, à son initiative, un garçon à peine pubère et une jeune fille montée en graine. Cependant, si la différence d'âge ne paraît guère rédhibitoire aux marieurs impénitents, ils reconnaissent que l'Église risque de s'opposer à cette union consanguine. Après de longues discussions, l'idée est écartée. D'ailleurs, Menchikov a mieux à proposer. Payant d'audace, il suggère à présent de marier le tsarévitch Pierre non plus à sa tante Élisabeth, mais à sa propre fille, Marie Alexandrovna. Elle joint, dit-il, la beauté de l'âme à celle du corps. En l'épousant, Pierre serait le plus heureux des hommes. Certes, elle a été promise depuis 1721 à Pierre Sapieha, palatin de Smolensk, et on la dit follement éprise de son fiancé. Mais ce détail n'arrête pas Catherine. Si l'on devait tenir compte des sentiments de chacun avant de solliciter la bénédiction d'un prêtre, on ne marierait jamais personne ! Brusquement, la tsarine décide de rompre les fiançailles de ces tourtereaux qui se mettent en travers de ses désirs et de marier le tsarévitch Pierre Alexeïevitch et la demoiselle Marie Alexandrovna Menchikov, tandis que Pierre Sapieha se verrait offrir, à titre de compensation, une petite-nièce de Sa Majesté, Sophie Skavronska. Entre-temps, d'ailleurs, Pierre Sapieha a été admis, à plusieurs reprises, dans le lit très accueillant de Catherine, et elle a pu ainsi contrôler les qualités viriles de celui qu'elle destine à sa jeune parente. Sapieha, qui sait vivre, ne proteste pas contre l'échange des fiancées ; Catherine et Menchikov se félicitent d'avoir réglé l'affaire en un tournemain ; seule l'infortunée Marie Alexandrovna pleure sur son amour évanoui et maudit sa rivale, Sophie Skavronska.