Après un bref mouvement de désespoir, le grand-duc Pierre se remet à croire au miracle germanique. Quant à Élisabeth, tout étourdie par les chants d'église, les salves d'artillerie, les carillons de cloches et les congratulations diplomatiques, elle se réjouit de pouvoir enfin observer une pause de réflexion. Son accès d'humeur combative s'achève par un retour progressif à la raison : où est le mal si Frédéric II, ayant reçu une magistrale raclée, se maintient quelque temps encore sur son trône ? L'essentiel ne serait-il pas de conclure un arrangement acceptable pour toutes les parties ? Hélas ! il semble que la France, naguère disposée à écouter les doléances de la tsarine, revienne à ses anciennes idées protectionnistes et répugne à lui laisser les mains libres en Prusse orientale et en Pologne. On dirait que Louis XV et ses conseillers, qui ont longtemps sollicité son aide contre la Prusse et l'Angleterre, craignent maintenant qu'elle ne prenne trop d'importance dans le jeu européen, en cas de victoire. Désigné par Versailles pour seconder le marquis de L'Hôpital, usé et dolent, le jeune baron de Breteuil débarque, tout fringant et tout inspiré, à Saint-Pétersbourg. Il est chargé par le duc de Choiseul de convaincre l'impératrice qu'elle devrait retarder les opérations militaires afin de ne pas « augmenter les embarras du roi de Prusse », la signature de la paix pouvant en être compromise. Du moins sont-ce là les intentions qu'on prête à l'envoyé français dans l'entourage d'Élisabeth. Elle s'étonne de ces conseils de modération à l'heure du partage des profits. Devant l'ambassadeur Esterhazy, qui, au nom de l'alliance austro-russe, accuse le général Pierre Saltykov de traîner les pieds et de faire ainsi le jeu de l'Angleterre, qui le paie peut-être pour ses lenteurs, elle s'écrie, rouge d'indignation : « Nous n'avons jamais rien promis que nous ne nous soyons efforcée de tenir ! [...] Jamais je ne permettrai que la gloire achetée au prix du sang précieux de nos sujets soit ternie par quelque soupçon de mauvaise foi ! » Et, de fait, au terme de cette troisième année d'une guerre incohérente, elle peut se dire que la Russie est la seule puissance de la coalition qui soit prête à tous les sacrifices pour obtenir la capitulation de la Prusse. Alexis Razoumovski la soutient dans son intransigeance. Lui non plus n'a jamais cessé de croire en la suprématie militaire et morale de la patrie. Pourtant, au moment de prendre les décisions qui engagent ses troupes dans des combats sans merci, ce n'est ni son vieil amant, Alexis Razoumovski, ni son favori actuel, Ivan Chouvalov, si cultivé et si avisé, ni son trop prudent et trop astucieux chancelier Michel Vorontzov qu'elle consulte, mais le souvenir écrasant de son aïeul Pierre le Grand. C'est à lui qu'elle pense quand, le 1er janvier 1760, à l'occasion des vœux de Nouvel An, elle souhaite publiquement que son armée se montre « plus agressive et plus aventureuse afin d'obliger Frédéric II à plier le genou. Comme récompense de ce suprême effort, elle ne demandera, lors des pourparlers de paix, que la possession de la Prusse orientale, sous réserve d'un échange territorial avec la Pologne, celle-ci conservant, au besoin, un semblant d'autonomie. Cette dernière clause devrait suffire, juge-t-elle, à apaiser les scrupules de Louis XV.
Pour préparer des négociations aussi délicates, le roi de France compte sur l'aide que le baron de Breteuil apportera au marquis de L'Hôpital vieillissant. Au vrai, ce n'est pas à l'expérience diplomatique du baron qu'il fait confiance pour circonvenir la tsarine, mais à la séduction qu'exerce sur toutes les femmes ce bellâtre de vingt-sept ans. Fine mouche, Élisabeth a tôt fait de percer le jeu de ce faux admirateur de sa gloire. D'ailleurs, en observant la manœuvre de Breteuil, elle comprend que ce n'est pas elle qu'il cherche à enjôler pour l'associer aux intérêts de la France, mais la grande-duchesse. Afin de gagner les faveurs de Catherine, il lui propose, au choix, soit de se laisser aimer par lui comme seul un Français sait le faire, soit d'obtenir de la tsarine qu'elle rappelle Stanislas Poniatowski, en pénitence dans sa morne Pologne. Qu'elle opte pour l'une de ces solutions ou qu'elle les conjugue toutes deux pour son plaisir, elle en aura une telle gratitude envers la France qu'elle ne pourra rien lui refuser. Le moment est d'autant plus indiqué pour cette offensive de charme que la jeune femme a subi, coup sur coup, deux graves chagrins : la mort de sa fille, la petite Anna5, et celle de sa mère, qui s'est éteinte récemment à Paris. Or, il se trouve que, malgré ce double deuil, Catherine a enfin surmonté la morosité qui la rongeait depuis des années. Mieux, elle n'éprouve plus le besoin de renouer avec un de ses anciens amants ni d'en accueillir un autre, fût-il français.
En vérité, elle n'a pas attendu le baron de Breteuil pour découvrir un successeur aux hommes qui l'ont jadis comblée. Ce nouvel élu a la singularité d'être un Russe pur sang, un superbe gaillard, athlétique, déluré, audacieux, couvert de dettes, réputé pour ses frasques et prêt à toutes les folies pour protéger sa maîtresse. Il se nomme Grégoire Orlov. Ses quatre frères et lui servent tous dans la garde impériale. Le culte qu'il voue aux traditions de son régiment renforce sa haine envers le grand-duc Pierre, connu pour son mépris de l'armée russe et de ses chefs. A l'idée que cet histrion plastronne en uniforme holsteinois et se proclame l'émule de Frédéric II alors qu'il est l'héritier du trône de Russie, il se sent moralement appelé à défendre la grande-duchesse contre les entreprises démentielles de son mari. Bien qu'épuisée par la maladie, l'âge, les soucis politiques et les excès de nourriture et de boisson, la tsarine se tient au courant, avec une réprobation mêlée d'envie, des nouvelles incartades de sa bru. Elle l'approuve, car, à son avis, le grand-duc Pierre mérite cent fois d'être trompé par sa femme, lui qui trompe la Russie avec la Prusse. Mais elle redoute qu'en brusquant le cours des événements Catherine n'empêche la réalisation de son vœu le plus cher : le transfert pacifique du pouvoir, par-dessus la tête de Pierre, à son fils, le petit Paul, assisté d'un conseil de régence. Certes, Élisabeth pourrait, dès à présent, proclamer ce changement dans l'ordre dynastique. Cependant, une telle initiative se traduirait immanquablement par un règlement de comptes entre factions rivales, par des révoltes à l'intérieur de la famille et peut-être dans la rue. Ne vaut-il pas mieux laisser les choses en l'état, provisoirement ? Rien ne presse ; Sa Majesté a la tête solide ; elle peut vivre quelques années encore ; le pays a besoin d'elle ; ses sujets ne comprendraient pas qu'elle se désintéressât soudain des affaires courantes pour s'occuper de sa succession.
Comme pour l'encourager dans le maintien du statu quo, la « Conférence », ce conseil politique suprême créé à son initiative, envisage une marche combinée des armées alliées sur Berlin. Cependant, le feld-maréchal Pierre Saltykov étant malade, le général Fermor hésite devant une action de cette envergure. Alors, payant d'audace, le général russe Totleben lance un corps expéditionnaire en direction de la capitale prussienne, surprend l'ennemi, pénètre dans la ville et en obtient la reddition. Bien que ce « raid » ait été trop rapide et trop mal exploité pour entraîner la capitulation de Frédéric II sur l'ensemble du territoire, le roi est suffisamment ébranlé pour qu'on puisse envisager l'ouverture de fructueuses négociations. Dans cette conjoncture, la France devrait, selon Élisabeth, donner l'exemple de la fermeté. Ivan Chouvalov en est tellement persuadé que sa maîtresse dit de lui, en riant, qu'il est plus français qu'un Français de souche : « Français à brûler ! Par ailleurs, elle croit savoir que Catherine ne se montre aimable avec le baron de Breteuil que dans la mesure où la politique de la France ne contredit pas trop celle de la Russie. Or Breteuil, obéissant à son commettant, le duc de Choiseul, a prévenu la tsarine que Louis XV lui serait reconnaissant si, exceptionnellement, elle consentait à sacrifier « ses intérêts particuliers à la cause commune ». Bref, il lui demande de se résigner à un compromis. Mais, malgré la maladie qui la confine dans sa chambre, Élisabeth refuse de lâcher prise avant d'être assurée qu'elle touchera son dû. Pour elle, en prolongeant la trêve, on fera le jeu de Frédéric II. Tel qu'elle le connaît, il profitera de la suspension des hostilités pour reconstituer son armée et repartir au combat avec une nouvelle chance de succès. La méfiance et la vindicte de l'impératrice s'étant brusquement réveillées, elle prend le mors aux dents. A demi mourante, elle veut que la Russie vive après elle et grâce à elle. Alors que, dans son ombre, renaissent en sourdine les rumeurs sur l'avenir de la monarchie, elle prépare, avec ses conseillers de la Conférence, un plan d'attaque en Silésie et en Saxe. Sur un dernier coup de tête, elle nomme commandant en chef Alexandre Boutourline, dont le principal titre à ce poste est d'avoir été jadis son amant.