Sa germanophilie prend des proportions telles que Catherine craint d'être bientôt répudiée et enfermée dans un couvent. Cependant, ses partisans lui répètent qu'elle a toute la Russie derrière elle et que les unités de la garde impériale ne toléreront pas qu'on touche à un cheveu de sa tête. Les cinq frères Orlov, conduits par son amant Grégoire, la persuadent que, loin de désespérer, elle devrait se réjouir de la tournure prise par les événements. L'heure est venue, disent-ils, de jouer le tout pour le tout. N'est-ce pas par un coup d'audace inouï que Catherine Ire, Anna Ivanovna, Élisabeth Ire ont conquis le trône ? Les trois premières impératrices de Russie lui montrent le chemin. Elle n'a qu'à mettre ses pas dans les leurs.
Le 28 juin 1762, le jour même où le baron de Breteuil écrit dans une dépêche à son gouvernement que, dans le pays, monte « un cri public de mécontentement », Catherine, conduite par Alexis Orlov, se rend auprès des régiments de la Garde, passe d'une caserne à l'autre et se voit partout acclamée. La consécration suprême lui est donnée aussitôt à Notre-Dame-de-Kazan, où les prêtres, qui lui savent gré de sa piété si souvent affichée, la bénissent pour son destin impérial. Le lendemain, chevauchant, en uniforme d'officier, à la tête de plusieurs régiments ralliés à sa cause, elle se dirige vers Oranienbaum où son mari, qui ne se doute de rien, se prélasse dans les bras de sa maîtresse, Élisabeth Vorontzov. C'est avec stupeur qu'il reçoit les émissaires de sa femme et entend de leur bouche qu'un soulèvement militaire vient de le chasser du trône. Ses troupes holsteinoises n'ayant pu opposer aucune résistance aux insurgés, il signe, en sanglotant et en tremblant de peur, l'acte d'abdication qu'on lui présente. Sur quoi, les partisans de Catherine le font monter dans une voiture fermée et le conduisent au château de Ropcha, à quelque trente verstes de Saint-Pétersbourg, où il est placé en résidence surveillée.
Le dimanche 30 juin 1762, Catherine revient à Saint-Pétersbourg, saluée par des carillons, des salves d'artillerie et des hurlements d'allégresse6. On dirait que la Russie se réjouit d'être redevenue russe grâce à elle. Est-ce le fait d'avoir de nouveau une femme aux commandes de l'empire qui rassure le peuple ? Dans l'ordre de la succession dynastique, elle sera la cinquième après Catherine Ire, Anna Ivanovna, Anna Léopoldovna et Élisabeth Ire (Petrovna) à gravir les marches du trône. Qui donc a prétendu que la jupe entrave les mouvements naturels de la femme ? Jamais Catherine ne s'est sentie plus à l'aise ni plus sûre d'elle Celles qui l'ont précédée dans cette charge majeure lui donnent du courage et une sorte de légitimité. C'est la tête et non le sexe qui est dorénavant le meilleur atout pour la prise du pouvoir.
Or, voici que, six jours après son entrée en apothéose dans Saint-Pétersbourg, Catherine apprend, par une lettre fort embarrassée d'Alexis Orlov, que Pierre III a été mortellement blessé au cours d'une rixe avec ses gardiens, à Ropcha. Elle est atterrée. Ne va-t-on pas lui imputer, dans le peuple, cette fin brutale et suspecte ? Tous ces gens qui l'ont ovationnée hier dans les rues ne s'aviseront-ils pas de la haïr à cause d'un crime qu'elle n'a pas commis, mais qui l'arrange grandement ? Dès le lendemain, elle est soulagée. Nul ne s'afflige du décès de Pierre III, et nul ne songe à la soupçonner d'avoir été à l'origine d'une disparition si nécessaire. Elle a même l'impression que ce meurtre qu'elle réprouve correspond au vœu secret de la nation.
Dans son entourage, certains ont assisté à l'avènement, en 1725, d'une autre Catherine, la première du nom. Ceux-là ne peuvent s'empêcher de penser que trente-sept ans se sont écoulés depuis et qu'au cours de cette période quatre femmes ont occupé tour à tour le trône de Russie : les impératrices Catherine Ire, Anna Ivanovna et Élisabeth Ire, avec le bref intermède d'une régence assurée par Anna Léopoldovna. Comment éviter que les survivants ne comparent entre elles les différentes souveraines qui ont successivement, et en si peu de temps, incarné le pouvoir suprême ? Les plus vieux, rappelant leurs souvenirs, relèvent de bizarres similitudes entre ces autocrates en robe. Chez Catherine Ire, Anna Ivanovna et Anna Léopoldovna, ils décèlent la même lubricité, les mêmes débordements dans le plaisir et la cruauté, le même goût pour la bouffonnerie et la laideur, alliés à la même recherche du luxe et au même besoin de jeter de la poudre aux yeux. Cette frénésie primitive et cet égoïsme foncier se sont retrouvés chez Élisabeth, mais tempérés par le souci de paraître « clémente », conformément au surnom qu'on lui avait donné dans le peuple. Certes, pour des familiers de la cour, cent autres particularités distinguent la façon d'être de chacune de ces personnalités excessives. Mais, pour quiconque n'a pas vécu dans leur sillage, il semble par moments que la confusion soit totale. Est-ce Catherine Ire, ou Anna Léopoldovna, ou Anna Ivanovna, ou Élisabeth Ire qui a imaginé cette nuit de noces des deux bouffons enfermés dans un palais de glace ? Laquelle de ces ogresses omnipotentes a eu pour amant un cosaque, chantre de la chapelle impériale ? Laquelle des quatre s'est divertie autant des grimaces de ses nains que des gémissements des prisonniers mis à la torture ? Laquelle a conjugué, avec une avidité dévorante, les plaisirs de la chair et ceux de l'action politique ? Laquelle a été bonne pâte tout en assouvissant ses instincts les plus vils, pieuse tout en insultant Dieu à chaque pas ? Laquelle, bien que sachant à peine lire et écrire, a ouvert une université à Moscou et a permis à un Lomonossov de jeter les fondements de la langue russe moderne ? Pour les contemporains éberlués, il n'y a pas eu, durant ce laps de temps, trois tsarines et une régente, mais une seule femme, tyrannique et jouisseuse, qui, sous des visages et des noms différents, a inauguré l'ère du matriarcat en Russie.
C'est peut-être parce qu'elle a beaucoup aimé les hommes qu'Élisabeth a tant aimé les dominer. Et eux, ces éternels fiers-à-bras, ont été heureux de sentir son talon sur leur nuque, et même ils en ont redemandé ! En réfléchissant au destin de ses illustres devancières, Catherine se dit que cette faculté d'être tour à tour moralement masculine dans les décisions politiques et physiquement féminine au lit doit être la caractéristique de toutes ses congénères, dès qu'elles se piquent d'avoir une opinion sur les affaires de l'État. Au lieu d'émousser leur sensualité, l'exercice de l'autocratie l'exacerbe. Plus elles assument de responsabilités dans la conduite de la nation et plus elles éprouvent le besoin d'assouvir leur instinct génésique, refoulé pendant les ennuyeuses discussions ministérielles. Ne serait-ce pas la preuve de l'ambivalence originelle de la femme qui, loin d'avoir pour seules vocations le plaisir et la procréation, est autant dans son rôle quand elle dirige le destin d'un peuple ?
Subitement, Catherine est éblouie par une évidence historique : plus qu'aucune autre terre, la Russie est l'empire des femmes. Elle rêve de la modeler à son idée, de la polir sans la dénaturer. De la première Catherine à la seconde, les mœurs ont évolué imperceptiblement. La robuste barbarie orientale se donne déjà, dans les salons, de faux airs de culture européenne. La nouvelle tsarine est résolue à encourager la métamorphose. Mais sa prochaine ambition est de faire oublier ses origines germaniques, son accent allemand, son ancien nom de Sophie d'Anhalt-Zerbst et d'apparaître à tous les Russes comme la plus russe des souveraines, l'impératrice Catherine II de Russie. Elle a trente-trois ans et toute la vie devant elle pour attester sa valeur. C'est plus qu'il n'en faut quand on a, comme elle, foi en son étoile et en son pays. Peu lui importe d'ailleurs que ce pays ne soit pas celui de sa naissance, puisque c'est celui de son choix. Rien n'est plus noble, pense-t-elle, que de construire son avenir en dehors des notions de nationalité et de généalogie. N'est-ce pas pour cela qu'on l'appellera un jour Catherine la Grande ?