— Ton avis, docteur ? chuchoté-je dans le pavillon du Gros.
Il m’adresse une moue catastrophée :
— Faut voir, soupire-t-il sombrement.
C’est un chasseur de l’hôtel. Un môme qui ressemble à un nain. On le dirait tombé d’un Velazquez. Il a la bouille en forme de poire. Des cheveux frisés bas. L’air rogue et un peu con. Ce gamin, croyez-moi, s’en est fallu d’une courte giclée qu’il commence et finisse sa vie dans un bocal. Moi, parfois, c’est mon regret d’avoir pas abouti dans un bocal. Non que je raffole du formol, mais je pense que j’avais des dons. Le goût de l’ermitage, déjà. Et aussi une louche envie de pas conclure et de regarder les autres me regarder. J’envie les singes du zoo qui s’épouillent et se pognent devant les foules interdites. Leurs manières narquoises, ricanantes. Leur mépris évident. Et les déambuleurs les désignent d’un doigt vaguement timide. Où sont les vrais singes ? Qui jouit le plus fortement du spectacle qu’offre l’autre ? Le gibbon d’Asie ou le contribuable de La Garenne-Colombes ?
— Oui ? je demande.
— C’est le standard qui m’envoie, fait le gnome ; votre téléphone est resté décroché et on vous demande.
Il a parlé en espagnol, ce qui n’est pas fait pour me gêner car, vous l’aurez déjà remarqué ; je cause pratiquement toutes les langues. Au début, j’en jactais aucune, mais vite je me suis rendu compte l’handicap que ça représentait. Babel, cette chiotterie ! Alors j’ai décidé de m’exprimer dans toutes les langues, afin de ne pas être pris pour un idiome !
— Ah, bon, merci, dis-je en lui aboulant l’effigie sur nickel de Francisco Franco (Caudillo de España por la G. de Dios).
Il file, je lourde au verrou.
— C’est ben la vérole en branche, hein ? gronde le Mastar. Qu’est-ce on va fiche de ce vieux forban ? Maintenant qu’on nous a vus dans sa taule, il est plus question de le parachuter sur le gazon.
Parant au plus pressé, je vais remettre le combiné sur sa fourche métallique. Aussitôt, la sonnerie grésille. Je redécroche.
— Quelqu’un vous demande, señor, déclame la standardiste.
— Merci.
Le Gros roule des yeux de taureau en plein fade.
— Qu’c’y’s’ p’sse ? articule-t-il posément.
Pas le temps de le rencarder. Déjà, une voix fait frémir la plaque sensible et dégouline sur les parois de mon tympan.
— Mister Martin Braham ?
— Lui-même ! réponds-je en anglais.
— Je viens de la part de qui vous savez.
— Oh, parfaitement.
Voix d’homme ou voix de femme ? Je ne parviens pas à le définir.
— Puis-je monter vous voir ?
— Si vous voulez bien m’accorder dix minutes : je m’apprêtais à me coucher et je prenais un bain.
— Naturellement !
Mon interlocuteur (ou trice) coupe la communication.
Je m’accorde deux secondes trois dixièmes d’intense réflexion.
Chose inouïe, Bérurier respecte mon recueillement. Ma détermination explose brusquement, avant même que j’en eusse pris conscience.
— Bon, écoute, gros. Quelqu’un vient voir Braham de la part des gens qui l’ont engagé. C’est une occasion à ne pas rater, je vais me faire passer pour lui. Evidemment, si le messager le connaît, c’est foutu. Seulement Braham n’a pas l’habitude de se montrer et il se peut que le visiteur ne l’ait jamais vu…
— Même s’il l’aurait pas vu, il sait son âge, non ? Vous avez au moins quinze années d’écart, toi et le « l’Homme » !
— N’importe, il faut essayer. Descends-le sur ton balcon comme prévu, et planque-le en attendant que nous ayons statué. Vite, on vient me rejoindre dans quelques minutes…
Pépère s’active. Il a pas pleuré sur la ficelle. Un second câble de nylon est enroulé en un peloton serré au creux de sa fouille.
Moi, je passe dans la salle de bains pour éponger le faux sang généreusement répandu par le brillant metteur en scène des burlesques parisiens.
— Tu y es ? demandé-je au Gros, après un moment d’intense activité.
J’ai parlé à la cantonade, et je suis tout surpris, ne recevant pas de réponse, de le découvrir debout devant moi, dans l’encadrement. Il semble tout chose.
— Un os, Gros !
— Viens voir !
Il rejoint le cher Martin, qu’il a déjà traîné jusqu’à la terrasse.
— Il est cané ? je demande.
— C’est pas ça, murmure l’Enflure, regarde !
Il chope les cheveux blancs de Braham, sur la nuque, là où le pain qu’il lui a pétri s’illumine et suinte. Alexandre-Benoît a un geste brusque. La chevelure de « l’Homme » lui reste dans les mains.
— T’as déjà vu une perruque aussi bien réalisée, toi ? demande-t-il.
Fabuleux, c’est Fantomas soi-même. Je me penche sur le nouvel aspect du fameux tueur. Je découvre un garçon blond, aux cheveux courts et rares, un peu plus âgé que moi. Une fois privée de sa toison blanche, la dureté de ses traits s’accuse. Le front est très large, ses tempes par contre se creusent curieusement, dégageant les pommettes. Je cueille ses sourcils. Cette fois, Martin a un visage glacial.
— Donne ! dis-je en tendant la main.
Pépère me remet la perruque.
— A présent, cours chez toi, je vais te descendre le pacsif !
Sa Majesté s’expatrie en claquant la porte. Mettant à profit le temps qu’il lui faut pour dévaler un étage, je m’enquille la perruque, devant la psyché de la piaule. Ensuite, les sourcils broussailleux. Parole, je fais un Martin Braham très présentable. En tout cas, quelqu’un qui ne l’aurait jamais vu et ne posséderait que son signalement, pourrait s’y tromper : no problem.
L’air des Matelassiers sifflé dans la nuit canarienne me ramène à la terrasse.
Je commence alors à déshaler notre copain. Drôle de cachottier, « l’Homme » ! Il est à mi-trajectoire lorsqu’on sonne à ma porte.
J’active la manœuvre.
— Surtout, surveille-le étroitement, mec ! recommandé-je.
Je relourde la porte-fenêtre et tire le rideau. Mon calme (de Saint-Véran)[6], la précision de mes mouvements me font bien augurer de la suite. Croyez-moi ou allez en Grèce, mais il tient la forme superman, votre San-A., mes gentilles chéries. C’est le julot en pleine possession de soi-même. Il en veut ! Il est surexcité. Il devine que des choses passionnantes s’élaborent. Qu’on marche vers des rebondissements. L’inattendu, c’est la confiture sur la tranche de pain du quotidien. La contre-merde, quoi !
Ayant bien assuré mes favoris blancs sur mes temporaux d’une double pression des paumes, je m’achemine vers la lourde.
PITRE SIX
La voix aurait dû me le laisser prévoir…
Malgré tout je suis surpris.
Une ravissante pédale de charme, mes enfants.
Frêle, blonde, rosissante, mutine.
Des yeux espiègles, un délicat visage, aux traits harmonieux… Une taille de (folle) guêpe.
Bref, pas du tout le genre de messager qu’on s’attend à trouver sur son paillasson quand il vient vous apporter des instructions relatives à l’assassinat que vous devez perpétrer.
Le regard est noisette, les lèvres charnues semblent faire des promesses qu’elles sont capables de tenir.
— Bonsoir, mister Braham, j’espère que je ne vous dérange pas ?
Le gentil jeune homme m’a virgulé ça dans la foulée, à peine ayant-je écarté la porte, preuve évidente qu’il ne connaît pas Martin Braham et qu’il m’accepte argent comptant.
— Du tout, entrez !
— Mon fichu avion avait trois heures de retard, à cause de l’aéroport de Madrid qui était fermé rapport au brouillard.