— On se rappelle ! coupé-je brusquement.
Je reviens au lit où « Charly » gît, dans une attitude abandonnée, bien apte à me donner un regain d’appétit s’il en était besoin.
— Ça vous ennuierait de changer de prénom, chérie ? murmuré-je en embrassant sa vallée des supplices. Je me sens un peu désemparé de faire l’amour à un dénommé Charly.
— Rebaptisez-moi ! répond l’adorable créature.
— O.K., alors je mets le compteur à zéro et on reprend tout depuis le commencement. Eve, ça vous va ?
— Parfait.
— Pourquoi vous déguisez-vous en garçon ?
D’un geste voluptueux elle caresse mon épaule en sueur.
— Pourquoi mettez-vous une perruque, Martin ?
Bon, vaut mieux pas trop se fourvoyer. Nos débordements ne lui font pas perdre le nord, à… Eve.
— Si on causait ? suggère-t-elle. Car, en vérité, je ne suis pas venue seulement pour « ça ».
Elle rit. Ses dents coralines jettent des éclats, comme si elle crachait des étincelles.
— J’aime que « ça » se soit produit avant qu’on parle affaires, mon petit cœur, assuré-je en continuant de la parcourir de la main, des yeux et des lèvres.
— Ç’a été inattendu, assure-t-elle.
— Le plaisir n’en fût que plus vif. Bon, je vous écoute.
Croyez-moi, mais c’est duraille de s’arracher à la volupté pour discuter turf. Certaines femmes dégagent des effluves auxquels il est impossible de résister. Elles « sont » l’amour. Les approcher vous conditionne pour l’acte. Inutile de vous le préciser, mais Eve appartient à cette sublime catégorie.
On ne peut se préserver de leurs charmes qu’après les avoir savourés. Méthode homéopathique ! Guérir le désir par le délice !
— Martin, c’est pour la semaine prochaine !
Vlan ! Passe-moi l’éponge ! En une phrase, je désomptueuse de la tubulure sous-jacente.
Je me mets en vrille.
En torche !
— Ah, bon ?
— Mercredi prochain, très exactement.
Je m’abstiens de poser certaines questions qui me fourmillent dans les labiales. Surtout pas de fausse manœuvre, hein ? Que suis-je censé savoir ? Que suis-je supposé ignorer ? Mystère ! L’avenir appartient à ceux qui savent économiser leur salive. Jacter est une déperdition d’énergie. C’est hémorragique, la parole. Affaiblissant. Faut parcimonier de la menteuse si on tient à arriver en bon état !
— Mais avant mercredi, un problème, mon chéri… Un délicat problème à résoudre.
— Le connaître, c’est déjà s’engager sur la voie de sa solution.
Elle peut pas résister à me rouler une pelle, façon escavatrice. Le grand badigeonnage de printemps. On faille se remettre en action. C’est la préoccupation professionnelle qui nous empêche. De justesse.
— Martin, la chose doit s’opérer, mercredi, au cours d’une soirée qui sera donnée par des notables espagnols possédant une résidence secondaire dans l’île, près du golf, paraît-il : les Nino-Clamar. Il faut que vous parveniez, par vos propres moyens, à vous faire inviter à cette soirée.
Je réfléchis. Nous sommes samedi. Me reste seulement trois jours pleins pour devenir l’ami d’enfance de ces gus. Du moins, si je décide de prendre la place du tueur, s’entend !
Et mon petit doigt me dit que je vais décider ça dans pas beaucoup longtemps. Un curieux, San-Antonio ! L’introspecteur de police, quoi !
— Très bien, dis-je, comme si je trouvais toute naturelle cette exigence de mes « clients ». Je ferai au mieux. Ensuite ?
— Considérons que vous serez invité…
— Je le serai.
— Dans le courant de la soirée, on vous indiquera « qui » vous devrez… traiter !
Faut les entendre pour croire qu’ils puissent être proférés, des trucs pareils, non ?
— Pas avant ? m’effaré-je.
— Non, pas avant !
— Et qui me préviendra ?
— Je l’ignore. Tout ce que je suis en mesure de vous dire, c’est que « la cible » vous sera désignée en temps utile.
J’oppose les cinq doigts de ma main gauche aux cinq doigts de la droite et accomplis un mouvement de soufflet, comme si j’espérais refroidir le brûlant de ma position.
Eve me contemple avec intérêt, peut-être aussi avec amusement. Puis elle lit l’heure à sa Piaget d’homme et soupire :
— Il va falloir que je reparte.
— Vous allez quitter Tenerife ?
— Hélas ! Ce n’était qu’un aller-retour. Je suis un simple messager, Martin. Et le message, malgré sa gravité, fut doux à délivrer.
Elle se refringue sans cesser de me contempler.
— Vous m’avez promis une nuit d’amour, objecté-je. Elle n’est pas terminée, tant s’en faut !
— Je ne vous ai pas promis une nuit consécutive, chéri. Nous la terminerons plus tard. Reconnaissez que ç’a été un bel acompte.
Cynique, cette petite crapule.
— En somme, je murmure, ma mission est des plus simples : lier connaissance avec les Nino-Clamar, me faire inviter à leur fiesta de mercredi. Et attendre qu’un invité vienne me chuchoter à l’oreille, en cours de soirée, le nom de l’autre invité qu’il me faudra supprimer ?
— On ne peut en effet énoncer plus compendieusement[9] les choses.
— Vous prétendez que nous nous reverrons, Eve. Seulement je ne sais pas votre nom, et encore moins votre adresse.
Elle s’approche, m’embrasse.
Son baiser a un goût de fruit sauvage[10].
— Ayez confiance en la Providence, Martin.
— Facile à dire.
— Et plus encore à faire : il suffit d’attendre.
Elle répète, avec une pointe de nostalgie :
— Attendre… Vous me plaisez beaucoup, Martin. Et, croyez-le, ce n’est pas un banal compliment. J’aurai un grand bonheur à terminer votre nuit ! Au revoir.
Cette fois, elle ne m’embrasse pas. Elle sait qu’un baiser, pour garder sa noblesse, ne doit jamais être un adieu. Alors elle part comme ça, sans temps mort ni regards langoureux.
J’ai un geste pour la courser dans le couloir. Juste histoire de la regarder. D’admirer sa silhouette faussement masculine. M’assurer que je n’ai pas rêvé, quoi, comme ils disent dans les livres bien rédigés par du personnel compétent.
Mais, une fois de plus, le bigophone m’hèle.
Le Gros qui s’impatiente, naturliche. Il a des excuses, remarquez ! Je décroche.
— Ouais, ouais, y a pas le feu ! bougonné-je.
— Certes, mais la situation n’en est pas moins grave, me répond Martin Braham.
PITRE SEPT
Le seuil franchi, c’est Berthe que je vois en premier. Pas engageante ! Inquiétante, même ! La jupaille troussée haut, le visage violacé comme si elle trimbalait une tache de picrate. Inanimée. Des bourrelets de cellulite ondulent sur ses monstrueuses cuisses. Notez, la cellulite n’est pas un signe distinctif, pour cette valeureuse matrone. Onze dames sur dix en ont. Selon un copain à moi qu’est dermato, la Vénus de Milo aussi en avait. Milo, galant comme vous le connaissez, ne l’a pas reproduite sur sa statue, mais mon pote toubib est formel : d’après la morpho du modèle elle en était truffée, cette petite tête d’ilote. Mais je m’attarde, alors que, curieux comme des pies borgnes, vous êtes là à vous gratter la raie médiane sans savoir ce qui se passe !
J’enjambe Berthe pour buter sur le Gros. Il se trouve logé au même enseigne que sa nana (comme on dit dans la marine, car l’expression « logé à la même enseigne » ne s’emploie que chez les peintres en lettres). Kif-kif son tombereau de betteraves, Béru. Sauf qu’il n’a pas les jupons relevés, et pour cause ! Je lui palpe le poitrail. Dites, il va pas passer la noye à me faire jetonner pour sa santé ? J’ai pas les moyens de me payer une crise de désespérance à répétition, moi ! Le chagrin, c’est comme l’alcool. Faut en abuser, mais pas tomber dans l’accoutumance, sinon on devient pâteux de la coiffe, avec un guignol qui sanguignole.
9
Vous pensez bien que ma petite greluse n’a pas employé un tel mot. D’abord parce qu’elle me parle anglais, ensuite parce qu’elle l’aurait ignoré si elle avait parlé français. Je l’emploie uniquement pour vous donner du Larousse à retordre, mes vaches ! Que dis-je, mes vaches ! Mes bœufs !