Le cœur du Gros bafouille mornement. C’est pas Byzance ! Je me redresse, effaré, car je viens de découvrir Marie-Marie, à deux mètres de là, sur un canapé. Martin Braham lui bassine les tempes à l’aide et au moyen d’une serviette mouillée.
Il a la tronche drôlement cabossée, le T.G.[11] avec des ecchymoses sur tout le pourtour. Des bosses lui hérissent le dôme, faisant ressembler son crâne à une mine marine.
Comme je l’ai très peu vu sans sa perruque, me faut un léger temps avant de le retapisser. Décidément, je l’aime moins sous son aspect réel. S’il parvient à vieillir, l’âge lui ira bien. Y a des tas d’hommes dans ce cas. Des types mollassons, faux culs, tourmentés ou vicelards et que les carats colmatent tant mal que bien. Les années les érodent peu à peu. Ils perdent leurs angles aigus. De gothiques ils deviennent romans, ce qui est plus harmonieux, plus serein. C’est l’usure qui les répare, en somme.
— Que s’est-il passé ? j’interroge.
Il hausse les épaules, sans cesser de s’activer sur la mouflette.
— Votre gros porc n’arrêtait pas ses voies de fait sur moi ; il a bien fallu que je réagisse !
— Qu’avez-vous fait ?
— J’ai appliqué un de mes petits dispositifs de secours.
— Qui est ?
Martin Braham me désigne un point précis de son épaule. Je regarde de près et m’aperçois que le haut de sa manche est percé d’un trou minuscule, indiscernable pour l’œil non averti. Une odeur douceâtre flotte dans la pièce.
— Vous éjectez un gaz ?
— Oui.
— Dangereux ?
— Pas trop pour qui a le cœur en bon état. C’est un soporifique extrêmement puissant.
— Qui est commandé de quelle manière ?
— Une forte pression sur le haut de ma manche. Ç’a m’a déjà sorti de situations délicates.
— Et ce gaz ne vous affecte pas ?
— Moi, j’ai ça !
Il retrousse sa lèvre et, avec la pointe de la langue, il fait basculer l’une de ses incisives. La fausse dent se place perpendiculairement au reste de sa denture. Martin crispe ses lèvres autour.
— Un filtre. Le tout est de ne pas respirer par le nez.
— Vous êtes bigrement bien outillé !
— C’est indispensable.
— Et vos liens ? Du nylon, c’est difficile à rompre, surtout lorsque c’est Bérurier qui l’utilise.
Mon adversaire a un léger hochement de tête.
— Plaisanterie. Regardez !
Il donne un coup de talon contre le mur. Une longue lame, fine et très mince jaillit de sa semelle. Son pied remonte à la hauteur de son visage. Il est d’une souplesse folle, « l’Homme », un singe n’agirait pas mieux. Moi, j’ai connu un macaque étonnant d’agilité capable de faire avec sa queue ce qu’un éléphant accomplit avec sa trompe. Il était marié à notre femme de ménage. Vous l’auriez vu se passer un pied autour du cou, ou bien se faire un nœud au bras ! Il aurait pu se produire sur scène. En tout cas il se produisait sur Seine vu qu’il était serveur à bord des bateaux-mouches. Eh bien, je vous garantis sur facture que le gars Mau-Mau en question (il s’appelait Maurice) est un handicapé physique comparé à « l’Homme ».
Un frisson me peaufine le système nerveux. Je mesure pleinement le danger vivant que représente cet homme.
« L’Homme » ! Le plus rusé renard…
— D’où vient que vous m’ayez prié de descendre au lieu d’essayer de me neutraliser, moi aussi ? La chose vous aurait été particulièrement aisée, puisque ma méfiance était endormie.
— Je ne voulais pas quitter cette pièce sans ma perruque, déclare-t-il.
— Qu’à cela ne tienne !
J’arrache dix années de ma tête et les lui présente. Martin Braham s’approche d’une glace afin de reprendre son physique de vieux — monsieur-encore-bien-pour-son-âge. J’admire l’art et la manière du bonhomme question grimage. On sent le professionnel. Que dis-je : l’orfèvre ! Moi, quand je me mets une perruque, je me déguise. Lui, il change de personnalité. Fabuleux comédien. Un accessoire et tout son être s’aligne dessus. Sa carcasse prend une nouvelle densité. Son corps devient plus massif, plus lent. Son expression trouve une sérénité que ne possédait pas son visage 30 secondes auparavant.
Il achève sa transformation à gestes de plus en plus calmes et précis.
— Dites-moi, commissaire, comment se fait-il que vous ayez mis ma perruque ? me demande-t-il tout soudain et de go.
Ça ne l’avait pas frappé plus tôt. A présent il pressent confusément la vérité. Une espèce d’angoisse voile son regard ardent.
Assure tes positions, Sana ! Retrouve tout ton aplomb, mon fils ! C’est toi qui tiens les rênes !
— Mon Dieu, pour me faire passer pour vous, cher ami. Et, sans trop me vanter, je crois bien y être parvenu.
— Vous faire passer pour moi, vis-à-vis de qui ?
— Vis-à-vis des gens qui se sont assuré vos précieux services, monsieur Braham. Car ils sont venus vous parler de votre mission au moment précis où mon cher Bérurier avait réussi l’exploit de vous neutraliser. Le hasard est ami des flics, que voulez-vous. Sans lui, les policiers ne seraient que des poulets. Seulement il veille, le hasard. C’est notre ange gardien.
Martin me bouscule du regard. Oh, les vilaines lueurs que j’aperçois dans ses yeux clairs ! Ça ressemble à une fin d’incendie, lorsque du rouge couve encore dans les ruines noircies.
— Vous mentez, San-Antonio.
— Non, Martin. Pour en avoir le cœur net, descendez à la réception et bavardez avec le préposé. Il vous confirmera qu’un monsieur est venu vous demander tout à l’heure et que je l’ai fait monter. Ou plutôt, pardon, que VOUS l’avez fait monter. Un garçon très agréable, au demeurant.
Il y a un temps mort, réclamé par l’équipe adverse pour changement d’orientation de pensées. Mes trois coéquipiers sont toujours raides comme des momies. Sauf toutefois Marie-Marie, qui commence à frémir. Je suppose que la môme Moustique a été moins fadée que tonton Béru et tante Berthy, pour la simple raison qu’elle s’est pointée de la chambre voisine avec un temps de retard. De ce fait elle a inhalé une moins forte dose de gaz.
— Admettons que vous ayez reçu… quelqu’un, dit Martin.
— Pardon : admettez-le, vous, rectifié-je, car moi j’ai reçu le quelqu’un en question. Je ne puis donc entretenir de doute à propos d’un événement que j’ai vécu.
Et bien vécu, hein, les gars ?
Il sent mon assurance et en conçoit une mortification qui l’assombrit.
Des questions lui viennent. Il se retient de les formuler. Seulement, mettons-nous à sa place, à Martin : il est ici pour perpétrer un assassinat. Ceux qui l’ont engagé ne lui ont pas donné de précisions, preuve qu’il doit s’agir d’un machin assez carabiné, hein ? On lui file les indications au compte-gouttes pour éviter une fuite susceptible de compromettre l’opération. Essayez de concevoir mon raisonnement, pour peu que vous ayez sucé des allumettes et mangé du poisson à midi.
Si « l’Homme » a accepté de « travailler » dans de telles conditions, lui, un seigneur du crime, ça n’est pas seulement parce qu’on le paie grassement, c’est surtout parce que ses « clients » sont des gens extrêmement puissants. Il leur a dit oui, parce qu’il ne pouvait pas leur dire non !