Rigolez pas. Le raisonnement La Palice a souvent du bon car il force à voir la réalité, et c’est ce qui est le plus difficile à contempler, la réalité, mes belles biches. Qu’est-ce qu’on regarde le moins, ici-bas ? Le soleil ! Et qu’est-ce qui, pourtant, est le plus visible (sauf bien sûr pour les Londoniens, mais eux ils ont la reine d’Angleterre sur l’évier !) ? Le soleil ! Même topo pour la vérité. Parce qu’elle aveugle, on se détronche d’elle. Moi, je mets les lunettes noires de ma volonté pour fixer l’éblouissement solaire de l’évidence, comme dirait un de mes confrères qui s’écoute écrire.
Et je me dis très justement les choses ci-jointes : « l’Homme » a été parachuté sur ce coup à la suite de pressions venues de très haut ! Je le flaire, je le sens, je le hume, je le SAIS ! Il doit jouer serré. Ne pas se permettre la moindre fausse manœuvre… Or il s’en est produit une dans son bigntz. Un chouette grain de sable nommé Bérurier a bloqué un instant ses rouages savants. Un maillon de la chaîne a craqué pendant qu’il avait maille à partir avec Sa Majesté. Il a raté son premier rendez-vous, celui duquel dépend le Grand Rancart ! Sale tuile ! Un seul trait d’union lui reste désormais : moi ! Sans moi, il est obligé de contacter ses clients et de leur avouer sa carence : très mauvais pour son standinge, ça ! Et peut-être même aussi pour sa vie. Si les autres apprennent qu’il y a eu interférence, qu’un poulaga s’est branché sur leur compteur bleu, croyez-moi, ça ne leur fera pas plaisir ; et il est des gens auxquels il faut absolument éviter de ne pas faire plaisir, vous mordillez ?
Voilà les pensées confuses, un poil moroses et vachement débilitantes qui tournoient sous sa perruque blanche.
— Que voulait ce messager ?
Boum, c’est parti. Passant outre son respect humain, foulant son orgueil, il plonge.
— Vous donner des précisions au sujet de votre mission, mon cher.
— Je suppose qu’il est inutile de vous demander lesquelles ?
Je lui ris gaiement au nez.
— Evidemment ! Vous ne me voyez pas, moi, flic sans peur, sans reproche et sans tache, vous dire : « Il va vous falloir trucider M. Machin ! »
— Bien sûr, admet Martin. Somme toute, nous voilà dans une impasse.
— Vous, mon vieux, pas moi ! Au contraire, j’ai les cartes en main, et elles sont superbes : rien que des habillés et des atouts ! A encadrer, tellement c’est beau. Je crois que je viens de réussir quelque chose d’inestimable pour ma conscience, Braham !
— Pour votre conscience ?
— Suivez mon développement : grâce à ce qui s’est passé tout à l’heure, je peux vous épargner. Fabuleux, non ?
— Expliquez…
— Vous êtes bien trop intelligent pour ne pas avoir déjà compris. Mais enfin, puisque vous voulez me l’entendre dire…
« Ceux qui vous ont engagé, Martin, vous font peur.
Il cille. Bravo, San-Antonio, tu as mis dans le 10 ![12] Il a beau s’efforcer à l’impassibilité, la sonde de ma psychologie pénètre dans l’étroit canal de ses craintes.
— Vous n’avez pas le droit de louper votre dernière besogne, mon ami. Sinon, adieu la discrète propriété et la gentille femme au bébé… Or, par notre fait, vous venez de rater la correspondance. Moi je sais tout et j’ai déjà fait mon rapport de sale fonctionnaire.
Donc, il ne vous reste qu’une seule ressource : foutre le camp sur-le-champ, changer de papiers et de perruque et aller vous planquer à tout jamais dans ce coin pépère dont vous rêvez. Moi, ça m’arrange. J’ai horreur de tuer un homme de sang-froid. Vous voyez que nos intérêts coïncident enfin. Filez, Braham ! Vite, loin, pour toujours. Vous avez suffisamment pris la vie des autres pour savoir ce que représente la vôtre. Ne laissez pas échapper la chance ! Il arrive que, comme vous, elle porte une perruque, si bien qu’on ne peut pas toujours l’attraper par les cheveux.
Beau discours, pas vrai ?
De la fleur de rhétorique semblable, vous n’en trouverez jamais chez Vilmorin ! J’ai le sens de la phrase, que voulez-vous, encore qu’elle commence à me faire suer[13], la phrase. T’agences des mots. Tu les tries. Tu polis. Tu centfoissurlemétière… Et à l’arrivée, elle est devenue quoi t’est-ce, ton idée première ? Elle ressemble à quoi, ta pensée ? Elle s’exprime en quelle langue inconnue, la sensation que tu voulais transmettre ? Hein, réponds ? Non, à force d’en noircir, j’ai fini par piger : la phrase, c’est encore un truc à t’autococufier.
N’importe quel côté que tu te retournes, tu l’as dans le prosibe, mon drôle. Very deep ! L’expression se disperse. Elle perd de sa précision et de son émotion. Va falloir revenir à la danse, à Charlot, au geste, quoi ! Ou alors, côté écriture, à la phrase superbrève, de deux mots au plus. Faut qu’on s’y colle sans tarder, c’est l’avenir de la littérature, croyez-moi z’en ! Qu’on fasse des gammes, qu’on défriche encore un petit coup avant d’aller pondre des vers libres à six pieds sous terre. Tiens, je te donne un exemple, tu veux proposer une nuit d’amour à une gonzesse… Rien de plus chiatoire, question style, ordinairement. Rien qu’incite mieux à la délirade. Avec mon nouveau procédé, ça te donne à peu près ça : « Nos cœurs. Ton cul. Mon zob. Dodo. Eblouissement. Encore. Encore ! Soleil ! Lave-toi ! » Allons, les jeunes, au boulot ! On attend, quoi, merde ! On en a classe de piétiner dans l’adverbe jusqu’aux chevilles ! Mort aux attributs ! Suce aux adjectifs ! Un jour ne restera plus que le nom, cet os de la langue.
Mais j’inculque les mouches, je les enclume, je les inclus, je les culmine, je les Jean-Luc, je lèze-un-culte, je les accumule ! Pour tout dire, je les seau d’eau mise alors que je vous ai pas encore solutionné ma scène épineuse avec Martin Braham.
Il attend que je me taise, la tête penchée sur le côté, comme un Indien qu’est à l’écoute des montagnes Rocheuses pour s’assurer que sa belle-doche n’arrive pas impromptu au moment où il s’apprête à calcer la nouvelle bonne.
— Votre humanitarisme vous perdra, San-Antonio, murmure-t-il après que je me suis tu. Dans nos professions, il faut oublier le sentiment, la conscience, les arrière-pensées et toutes ces fadaises qui maintiennent l’homme entre des brancards.
Son ton est sec, âpre. Son regard ressemble à deux pics à glace braqués sur moi.
Je comprends qu’il n’abdiquera pas.
— Ainsi donc vous refusez de partir ?
— Naturellement. Vous me voyez céder à un chantage.
— En ce cas, que comptez-vous faire ?
— Le nécessaire, répond Braham.
— C’est-à-dire ?
— Pour commencer, ceci.
De sa main droite, il saisit son bras gauche, au-dessus du coude.
Le temps de compter jusqu’à la moitié d’un, j’ai compris. J’exécute une cabriole en direction du balcon. Manque de pot, la porte coulissante a été refermée. Je veux écarter les pans du lourd rideau de plastique pour choper la poignée. Trop tard. Une vapeur suffocante s’abat sur moi. J’essaie de ne plus respirer. De rebrousser chemin. De culbuter l’homme qui est là, sardonique, les lèvres arrondies autour d’une dent dardée comme une minuscule défense. Mais Braham a jeté un siège dans mes jambes. Je culbute. Je respire. Je disparais de ma surface.
PITRE HUIT
La paupière de Bérurier ressemble à un morceau de pneu. Elle est épaisse, bombée, batracienne, boueuse. Il tousse. Il crache tous azimuts. Et puis aussi, il boit à même le goulot d’une bouteille brune.
Comme tous les modestes, les obscurs, les sans-grade, il picole du rhum, dans les cas importants, Alexandre-Benoît. Le rhum, ça reste du folklore… Le p’tit verre du guillotiné. Les têtes exsangues rotaient l’alcool de canne à sucre en chutant dans le son-buvard.