Le coin est cossu. Les bagnoles en stationnement sont des Ferrari rutilantes ou des Mercedes grasses comme l’Allemagne. Bref, je drague dans la partie aristocratique de l’île. D’ailleurs, un golf, vous remarquerez, ça veut tout dire. N’en trouverez jamais à Issy-les-Moulineaux ni à Malakoff, des golfs. Dans la banlieue de Denain non plus. Pas davantage à Vénissieux (Rhône) ou à Montceau-les-Mines.
J’exécute des huit dans la contrée, la traversant dans un sens, puis dans un autre, en faisant le tour, le pourtour. Revenant en pure perte. Les Nino-Clamar, contrairement au port-salut, n’ont pas leur nom écrit dessus. Alors, résolument, je m’éloigne en direction de la mer et je déboule dans un petit village à l’entrée duquel la commission des sites a aménagé un merveilleux cimetière de voitures. Ce village, c’est une rue, avec au centre un renfoncement pour l’église, et, à l’autre extrémité, un hangar qui sert de cinéma le dimanche.
Nous sommes aujourd’hui dimanche.
Une affiche à dominante jaune m’apprend qu’on va projeter en matinée et soirée un drame humain extraordinaire, la plus belle histoire d’amour de tous les temps, d’une psychologie jamais égalée. Ça s’intitule (je vous traduis) : Aiguise ton couteau, Pedro, et défends-toi, l’heure de la justice a sonné.
Une tranche de vie.
Y a qu’à enlever l’écorce et cracher les pépins ! Du melon à l’état pur.
Et du melon d’Espagne, naturellement !
J’arrête mon teuf-teuf près de l’église. Les chants de la première messe retentissent, paradisiaques dans le soleil. Le village sent la crotte de poule et l’égout mal récuré. Un vieux est assis devant sa porte, sur une chaise aussi branlante que lui. Il a une barbe drue et assez courte pour faire « mal rasé », de la peau qui pend au cou. Un vieux bada jaunâtre à ruban moiré d’humidité. Deux chicots entre lesquels coule un filet de bave brun purin.
Par-dessus tout ça, cet air soucieux et égaré des vieux gâteux du monde entier.
Je m’approche. Il me regarde d’un œil craintif, comme s’il était envisageable que je brise un pied de sa chaise ou lui effeuille ses dernières dents. Mon salut cérémonieux ne le rassure pas.
— Dites-moi, cher monsieur, connaissez-vous la famille Nino-Clamar ? m’enquiers-je.
Le débit de son filet de bave augmente. Il secoue la tête et je prends une stalactite sur le futal, car ce con-là l’a secouée négativement. J’obtiendrai balle-peau de ce fossile. Il boit le néant avec une paille. Tète sa mort prochaine à menues goulées.
Heureusement, une trogne surgit de l’antre noir dont le vieillard est la dérisoire sentinelle. Celle d’une dame à barbe. Du moins ses cheveux sont-ils plantés si bas qu’elle peut les raser avec Gillette extra-chose à machin truquemuché.
Je lui porte un de ces sourires-banderilles dont j’ai plus que le secret, l’exclusivité totale pour l’Europe et les pays d’outre-mer.
— Madame, ou mademoiselle ? je roucoule.
— Mademoiselle !
Elle est émue par ma gentillesse, troublée par ma réduction[16]. Ogresse, soit, mais d’appâts rances seulement. Sinon, femme, en vert et contre toux. C’est ça qui m’émeut, moi, chez les laiderons, les vieillasses, les mères-mafflues, les abominables de tout acabit : elles conservent leur qualité de femelle. C’est touchant. Tellement que je les trouve séduisantes.
Dans leur genre.
— Pardonnez-moi de vous déranger, señorita, savez-vous où habitent les Nino-Clamar ?
Elle ne dit pas oui. Elle le fait. Un peigne tombe à mes pieds. Je le ramasse. Il est plus poisseux qu’un caramel à demi sucé.
— Merci, dit-elle en espagnol, car elle ne parle pas d’autres langues. Oui, je sais où habite Mme Nino-Clamar.
Je tique. Pourquoi ne mentionne-t-elle que « Mme Nino-Clamar » ?
— Je peux savoir où se trouve leur maison, señorita ?
Elle rougit, comme si je lui demandais de quelle couleur elle choisirait son soutien-gorge si d’aventure elle décidait d’en mettre un.
— A Lupanar-Desgonzès.
J’ai aperçu ce lieu-dit, en tournicotant avec ma Vévé. Sur la hauteur. Au bord extrême du plateau dominant la mer. Une hacienda blanche, à tuiles romaines, avec des volets bruns. Une piscine verte. Des plantes rares, et quelques hectares de bananiers autour. Pas dégueu.
— Il n’y a pas de M. Nino-Clamar ?
— Plus, il est mort, y a cinq ans.
Elle se signe d’une croix, car elle est analphabète (et pas méchante).
— Et elle vit seule, Mme Nino-Clamar ?
— Elle a sa fille. Et puis le mari de sa fille qui se trouve être son gendre.
— Elle habite ici ?
— Non, elle vient pour les vacances. Elle habite à Madrid et à Naivorque.
— Où ça, dites-vous ?
— A Madrid et à Naivorque.
— C’est en Espagne, Naivorque ?
Elle rit, secoue fortement la tête, amusée.
Je ramasse ses trois peignes et me fais un devoir de les lui restituer en pensant que j’ai vu une fontaine, chemin faisant, où il me sera possible de me laver les mains.
— Non, Naivorque, c’est dans l’América.
Trait de lumière !
Que dis-je : de génie ! Je suis toujours trop modeste avec moi-même.
— Vous voulez dire New York ?
— C’est ce que j’ai dit !
— Excusez-moi, je devais avoir des abeilles dans les cages à miel car je n’entravais pas.
« Et elle est gentille, Mme Nino-Clamar ?
— Oui, elle rit toujours.
Bon signe, ça. Pas du tout l’idée qu’on se fait d’une veuve espagnole sur le retour écœurant.
— Elle semble très riche, non ?
— Très, très, très beaucoup ! Son mari, il a fait sa fortune dans le dulce de plátano.
— Mande pardon, señorita ? Dans le quoi, dites-vous ?
— El dulce de plátano.
J’hébète. Je me traduis : dulce : doux ; plátano : banane. Devant mon incompréhension, la vachasse prend une boîte ronde sur son buffet bancal et me la présente. Je lis en effet Dulce de plátano sur le couvercle. Ayant soulevé celui-ci, je découvre un reste de pâte de fruit à l’odeur caractéristique. Une espèce de pâte de banane. Me semble maintenant avoir aperçu des boîtes semblables à l’hôtel.
— Pour manger avec le fromage, m’explique la délicieuse jeune fille.
Mince, et on peut faire fortune là-dedans !
Nino-Clamar a dû se goinfrer, si j’en juge par sa propriété. Et puis, comme tous les autres, il a cané sur son matelas rembourré à l’oseille. Des suites d’une longue maladie, selon la formule consacrée ! Comme si on mourait « des suites » d’une maladie et non pas « de la fin » de cette maladie. Les hommes sont crétins quand ils veulent être pudiques.
16
San-Antonio avait écrit « séduction », mais j’ai pensé qu’il avait fait une faute de frappe.