— Vous saignez ! dit la femme en riant. Venez vous faire panser au lieu de plaisanter.
— Je saigne ? feins-je.
« C’est ma foi vrai. Bast ! il n’importe. Six litres, madame, quelle réserve ! Et je réassortis très rapidement car je me paie une pinte de bon sang toutes les cinq minutes, étant d’un tempérament optimiste ! Enfin, puisque vous avez la bonté de me proposer un brin de toilette… Je m’efforcerai de ne pas trop éclabousser le carreau de votre buanderie.
— Vous avez eu de la chance ! note l’homme en espagnol.
— C’est ce qu’on dit toujours aux gens dont la malchance n’est pas allée au bout de son propos, réponds-je. Vous ne pouvez pas savoir le nombre d’hémiplégiques, de manchots, de borgnes, de dératés, de trépanés, auxquels on est en train de dire, à cette minute même, qu’ils ont de la chance.
Nous passons un portail de bois orné de gros clous gaulois (à têtes rondes).
— Vous êtes français ? murmure la fille.
— A perdre haleine, madame.
Elle dit je ne sais quoi à son compagnon, lequel regagne le court de tennis. Moi, je regagne le cours de mes préoccupations. Il ne pense qu’à la soirée de mercredi, Sana. Objectif unique. Et pourtant je n’ai pas d’ordre concernant la chose. Je prends cette initiative sous mon bonnet. Au pif. J’oublie « l’Homme » au bénéfice de sa mission. Ce qui revient à dire que je laisse quimper la mienne pour la sienne ! Tout ça est vraiment pas banal. La pensée de Marie-Marie placardée quelque part dans l’île ne me taraude pas outre mesure. Cependant elle est entre les pattes d’une bête féroce. Un type qui a fait autant de morts que la bataille de Stalingrad…
— Français de Paris ? roucoule la blonde.
Si c’est la fille de la veuve Nino-Clamar, elle doit habiter les U.S.A. depuis sa prime enfance, car son accent est drôlement marqué. Par contre, son époux, lui, est Espanche pur fruit. Bagué hidalgo garanti ! Avec un quèque chose d’aristo décadent. Un petit grand d’Espagne, quoi, en fait !
— De Paris, oui, madame. Marquis Antoine de San-Antonio, pour vous servir.
Elle miaule un « Aoooô » charmé.
On a beau se démocratiser, se faire masser le pied de veau et tatouer la faucille et le marteau sur l’enclume, un titre nobiliaire (comme la vésicule) produit toujours de l’effet. Dans la haute, comme dans la vraie société. Le jour qu’ils te foutront, Jean Rostand à la une de Jours de France en non-lieu et place de la princesse Mabraguett de Danemark ou de la reine Ellalerbeth II d’Irlandie, ce jour-là, oui, tu pourras croire qu’il y a quelque chose de changé dans le royaume de France (-Dimanche) !
— Marquis, dit-elle.
— Par mon père, oui, madame. Mais, malgré notre noblesse, nous ne sommes point pauvres et nous pouvons payer les tuiles neuves de notre château de ma fille, car nous avons réalisé une jolie fortune dans les parfums.
— Dans les parfums ! Mais c’est merveilleux. Comment se nomme votre marque ?
— Royal-Bérurier, madame.
— Et c’est quoi, votre spécialité ?
— Nous sommes des généralistes de la senteur. On fait tout dans nos usines de Grasse, depuis « l’odeur à lécher », jusqu’à la « Grasse-Mâtinée », en passant par l’eau du quai de Javel. 12 000 litres de parfum sont distillés chaque jour, à 100 nouveaux francs le centilitre ; je vous laisse calculer notre chiffre d’affaires quotidien car je n’ai pas mon ordinateur sous la main.
Ça y est, mes jolies pendardes : elle est ferrée, la blondinette. Je l’amuse. Elle en reveut. Son regard vert pétille. La volatile-pas qui me chope par le bras. M’emmène dans ses appartements privatifs, lesquels sont situés au reste-chaussé de la magnifique demeure. Je ne vous décris pas cette dernière. Une maison de grossium, vous savez. ça ressemble à une autre, comme l’appartement 3024 du bâtiment A d’un H.L.M. à l’appartement 3025 du bâtiment B d’un grand t’ensemble.
La seule chose qui diffère sensiblement, c’est la situation de la piscine par rapport à la maison, et aussi la tenue des larbins, parfois. Etre très riche, c’est comme être pauvre : ça évite d’avoir de l’imagination. Les très pauvres se meublent au bazar, les très riches appellent un décorateur. Tous les bazars et tous les décorateurs se ressemblent et proposent les mêmes solutions. Qu’est-ce que je voulais vous dire ? Ben non, rien… Ah ! si : l’appartement privé de la belle blonde. C’est pas la première fois qu’une bergère de la gentry (comme on dit en littérature agréée par l’Etat) m’emmène dans son boudoir, puis dans sa salle de bains. Ce ne sera pas non plus la dernière. Chaque fois ça me fait plaisir. C’est doux, soyeux, capiteux et ça sent bon le machin de prix. On marche dans et non sur de la moquette. Les portes sont capitonnées de satin et y a des gravures Louis XV qui représentent des mères Pompadour en train de jouer a la bergère avec des cannes enrubannées, pendant que des mectons perruqués leur débitent des conneries, le tricorne plaqué sur la poitrine.
La déesse des tennis me fait asseoir sur un tabouret. Armée d’alcool et de coton, la v’là qui joue à l’infirmière. Les bonnes femmes adorent ça. Quand elles peuvent maculer leurs jolis doigts avec du sang d’homme, elles sont dans le bonheur.
— Ça fait mal ? elle demande.
Ça me fait d’autant moins mal que j’ai le nez dans l’échancrure de sa chemisette blanche, pile à l’endroit où un bouton n’est pas agrafé. Vue saisissante sur ses poids d’horloge bien remontée. Un joyau de la nature ! Elle a une merveilleuse odeur de sueur. Quèque chose qui vous bouscule dans les vertiges. Je me mets à penser à des machins tellement salingues que si je les écrivais ci-dessous vous me prendriez pour un écrivain porno et que les Danois m’achèteraient les droits.
— Vous habitez l’île toute l’année ? je susurre, manière d’embrayer la bétonneuse.
Car faudrait tout de même penser au boulot, mes frérots ! Pas laisser chuter le côté professionnel, qu’ensuite, même s’il revenait au galop, il risquerait de trouver le pont-levis remonté.