— C’est sûrement une bonne idée, renchérit doucement l’abbé.
Une vraie jouvence, quand l’abbé sourit[22].
Il semblerait que la cause soit entendue, à partir de cette petite phrase.
— J’en serais ravie, murmure Inès d’un ton pas convaincu.
Dorothy m’explique.
— Nous avons un dîner, mercredi. Quelques personnalités en vacances à Tenerife. Des gens plutôt sympathiques, vous verrez. Car c’est d’accord, n’est-ce pas ?
— Mon Dieu, madame, le moyen de refuser une invitation lancée avec tant de gentillesse…
— Il y a une marquise de San-Antonio ? demande Inès.
— Oui, madame, mais elle est ma mère.
— Priez-la de se joindre à vous.
— Merci, mais elle ne saurait venir, car elle s’occupe de mon petit neveu, le vicomte Antoine, un ravissant bébé qu’elle a voulu amener au soleil.
Alonzo sert des drinks. Il paraît rêveur depuis un moment. L’abbé profite de ce que les « deux » dames discutent entre elles pour me tirer à l’écart.
— Bravo, murmure-t-elle. Vous ne perdez pas de temps !
— Une des caractéristiques de ma maison, monsieur l’abbé. Mais dites-moi, ne seriez-vous point un descendant de Fregoli ? Sous quelle défroque vous trouverai-je la prochaine fois ? Pompier, aviateur, shérif, garde pontifical ?
— Nue ! me répond langoureusement Eve en me filant une œillade qui me dévale jusqu’aux aumônières.
— Tu veux que je te dise, Alexandre-Benoît ? Tu le veux ? Tu l’as déjà dit ! soupire le Gros.
— Alors tu veux que j’te répète ?
— T’as répété, Berthy. Au moins cent fois, et j’en passe !
— Je tiens à ce que t’y saches par cœur ! Ce que t’es, c’est que t’es pas un homme, voilà ! Rien dans ton froc ! Du vent, des azurs, un nuage !
— Ecoute, Berthe, t’as pas le droit de crier ça à un monsieur qui te fait fumer le derche comme dont je le fais ! Deux fois par jour ! Régime vacances ! La trique matinale et la rincelette de la sieste polissonne ! Si j’ai rien dans mon froc à ce tarif-là, va voir chez les Grecs si j’y serais !
— Fais pas le mariolle, crème d’ahuri ! Tes coups de brosse express, j’en ai rien à branler. D’abord, quand je te dis que t’es pas un homme, c’est pas de ton tiroir à déchets que je cause, mais de la manière dont tu comportes lâchement ! T’es objecte, Alexandre-Benoît ! Flic de mes fesses, je le certifie ! Rester les bras croisés pendant qu’on ne sait pas ce dont il est devenu de Marie-Marie, moi, j’ai le sang qu’en tourne au vinaigre ! De te regarder, c’est la nausée, pire que jamais une indijection de tripes à la mode. Même pas foutu de prévenir les poulets d’ici ! Y sont p’t-être moins connards que toi, les matuches espagnols ! Si tu obstines à pas broncher, moi j’y vais, au commissariat.
— Laisse quimper, bichette. San-Antonio s’en occupe.
— Tu veux que je te dise, TON Santonio ?
— Non, dis-le pas, c’est un ami !
— Ah là là ! Des amis comme ça, je t’en fais un avant le petit déjeuner chaque matin ! Grande gueule, œil de velours, mais l’incapabilité même, ce zouave ! Qu’il fusse été nommé commissaire un jour, ça me démonte ! C’est baroque ! Ça cache quèque chose ! Je parie qu’il est franc-plâtrier, ou pédé ! Juif, peut-être, mine de rien. Tu veux parier qu’il est juif ? Tiens, non, je sais : gaulliste ! Sa grande gueule impertinente, c’est pour cacher la merde au chat ! Il vous amorce à dauber sur le pouvoir, pour mieux vous tirer les vers du nez ! En douce il vous dénonce ! C’est une barbiche ! Vous vous retrouverez révoqués un matin, et ça viendra de lui. Un indicateur ! Il pue le traître ! Dis. ces vacances à la gomme, en douce c’était pour mijoter une louche combine, hein ? Seulement, qu’est-ce qu’en fait les frais ? MA nièce. Parce que Marie-Marie, c’est MA nièce. Et je morfonds dans l’angoisse et le chagrin pour cause de cet apôtre de malheur ! Ce greluchon pédant ! Ce vaurien sans cœur ! Tu penses s’il s’en tamponne de ma nièce. On peut la niquecaper, la séquestrer, la violer ! Au plus qu’on la torturera, cette pauvrette, au plus que ton Santonio de merde mouillera de plaisir. Tu veux que je te dise pourquoi, Alexandre-Benoît ? Tu le veux absolument ?
— Si tu le dis, je t’emplâtre le museau, eh, grosse vache !
— Parce qu’il est sadique ! tonne la Baleine.
— T’oserais pas répéter une chose pareille, Berthe, fait la voix blafarde du Mastar.
— Il est sadique ! redit-elle hardiment.
Il y a un silence d’affrontement. Puis le timbre ravagé du Gravos retentit.
— Tu veux que je te dise, Berthe ?
— Dis-y.
— T’es injuste.
— Ah bon, la meilleure ! Moi, injuste ! On me drogue que j’en perds conscience, on me vole ma nièce unique, et faudrait que je me réjouissasse. Que j’en reveuille ! Ces deux glands de flics attendent en lichetrognant le bon vouloir du niquecapeur, seulement c’est moi qu’es injuste ! Tu veux que je te dise, Béru ?
— T’as assez balancé de conneries, grosse !
— Je commence d’y voir clair dans votre jeu, aux deux !
— Ah bon ?
— Officiel ! Et tu veux que je te dise ?
— Vas-y, dégouline : une cruche renversée, faut bien qu’é se vide !
— J’y vois clair dans vot’ jeu, aux deux !
— Ça, tu l’as déjà dit. A présent, chante-le-nous, ça changera. Tu vois quoi t’est-ce dans notre jeu, hein, grosse salope ?
— Vous êtes deux pédales, lui et toi ! Deux vilaines frappes qui se fourrent à tour de rôle. C’est signé Fatal ! Automatique. Je m’esplique pas autrement, vot’complaisance ! T’as viré tantouse, Alexandre-Benoît ! Il t’a z’eu aux manigances ! Tes mœurs ont parti en vaseline, bougre de grosse fiotte !
— Tu veux que je te dise, Berthe ? Tes insinuations, je m’en torche. J’ai ma conscience pour nous, San-A. et moi. Elles me mettent seulement pas en renaud, au contraire, j’en rigole. Regarde ah ! ah ! ah !
Un bruit de gifle interrompt la fausse hilarité de mon ami.
Bref silence.
Puis Béru :
— Ah non, j’insurge, pas de ça ! T’oserais gifler l’homme, Berthe ! Tu te permettrais ?
Re-baffe, plus retentissante que la précédente.
— La preuve ! déclare une Berthe essoufflée par la violence de l’impact. Se marrer comme un con tandis que sa nièce est raptée, je tolérerai jamais ! Laisse qu’on rentre à Paris, Alexandre-Benoît, et t’assisteras au divorce du siècle.
— Le divorce ! Quel divorce ? bafouille le Malmené.
— Le nôtre ! Je le vois gros comme une maison ! J’ai une vie à refaire, moi, môssieur Bérurier ! Des années mariée à un épédérastre, merci bien, j’ai mon compte ! Ma claque ! Etre tortionnée par un type sans cœur ni roustons qu’on lui niquecape sa nièce en sa présence sans qu’il lèverait le petit doigt ! Ah non, stop ! Arrêtons les frais ! Je crie pouce. En arrivant, je fonce chez mon avocat.
Un barrissement. Un coup sourd. Un cri.
— Et çui-là, où qu’il a couru, dis, morue ? Droit à tes miches, non ? Et c’t’autre, là ! C’est pas du shoot d’avant centre sectionné en équipe nationale, bougre de grosse saloperie ? Laisse que je t’arrange à ma manière. Tant qu’à faire, tu sauras pourquoi tu divorceras, enflure !
Il m’apparaît que le moment d’opérer une diversion est arrivé. Je pousse la porte entrouverte derrière laquelle je me tenais, comme au bord d’une fosse zoologique enfermant un couple d’animaux aux mœurs mal connues.
L’art de vivre consiste à ne pas abuser des spectacles scabreux. L’Homme doit s’emmener promener dans les régions en friche de la personnalité, mais prendre soin de ne pas en franchir les limites sinon il n’arrive plus à décrotter ses godasses.
22
Excusez, je chute dans le facile depuis un instant, mais je vais me reprendre en main avant bientôt.