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Une porte à petits caissons. L’un des gardes y toque et on lui crie d’entrer. Je suis poussé dans une vaste pièce blanchie à la chaux sous le harnois. Au centre trône une immense table grande comme deux ping-pongs accolés (de frais). La table est surchargée de paperasses. Y en a des montagnes ! Je ne rechigne pas sur la métaphore, hein ? La hardiesse, encore et toujours. Jamais pris en flagrant délit de banalité, San-A. !

Le long d’un mur, des placards, style sacristie. En face un christ grandeur nature, écartelé sur sa croix. Il a la tête penchée et agonise. Belle pièce, fin seizième. Dans le meuble et la statuaire, y a que l’Espagne. Quel pays !

Un homme habillé de noir, voûté, avec de longs cheveux blancs et une cravate achetée vingt ans plus tôt, compulse un dossier. Il ne lève pas les yeux à mon entrée. L’un des gardes me fait signe de prendre place dans un fauteuil de cuir noir. J’élève mes poignets dans un geste que je connais bien pour l’avoir vu exécuter par moult détenus. Mais contre toute attente on ne m’ôte pas mon cabriolet. Les gardes se retirent. L’homme en noir continue de potasser ses fafs. On n’entend que le léger froissement du papier pelure lorsqu’il tourne une page. Au bout d’un moment, une espèce de soupir retentit dans mon dos. Ça me fait un effet électrique car je me croyais seul avec mon vis-à-vis. Je n’avais pas vu le type assis derrière moi, à droite de la porte. Un grand balèze, blond-roux, avec non pas du ventre, mais de l’estomac. Ça lui compose un vrai ballon de rugby au-dessus de la ceinture. Il porte un costar de toile fripé, une chemise à rayures bleues et rouges déboutonnée du haut et il mâche du chewing-gum pour confirmer qu’il est bien américain.

Je lui souris, mais il continue de me considérer exactement comme si j’étais la vitre qui s’interpose entre lui et le beau temps.

Des minutes s’écoulent encore. C’est la guerre des nerfs ou quoi ? On me « prépare » ?

Je décide de jouer le jeu et de penser à autre chose, en attendant. Je me dis : il y a combien de marches à gravir pour aller de mon bureau à celui du Vieux ? J’essaie de récapituler mes mouvements familiers. Je n’y parviens pas. Je me décide pour 17 marches. A contrôler lorsque je rentrerai. La première chose que je ferai, ce sera de dénombrer les degrés. Mais quand rentrerai-je ?

Le type aux cheveux blancs relève enfin la tête. Tiens ! il louche. Vivement il chausse son nez de lunettes à grosse monture d’écaille. Me dévisage un instant.

— Je suis le juge Pasoparatabaco, chargé d’instruire votre affaire, m’annonce-t-il.

Je déguise ma voix en miel raffiné et mon œil en velours côteleux.

— Mes respects, monsieur le juge. Mon affaire est des plus simples. Je suis victime d’une machination. Venu en mission à Tenerife pour surveiller les agissements de certain personnage, ce dernier a voulu me neutraliser et il y est parfaitement parvenu. Dieu merci, ma réputation est indiscutable, et à Paris, le ministre de l’Intérieur en personne interviendra pour affirmer mon intégrité. Je…

Le juge Pasoparatabaco m’interrompt d’un geste nerveux de sa main droite. Il la lance dans ma direction comme pour un salut fasciste !

Je la boucle et déguise mon regard en deux points d’interrogation.

Pour lors, le magistrat récupère sa main afin de farfouiller dans ses papezingues. Il sélectionne une feuille et se met à lire, d’un ton lent, en articulant parfaitement.

Je soussigné, Bérurier, Alexandre-Benoît, de nationalité française, né à Saint-Locau-le-Vieux…

Me vient comme un vertigo, les gars… Une torpeur morbide, morbide. Le juge Pasoparatabaco se met à ressembler à une gargouille gothique, Les mots coulant de sa bouche sont liquides, comprenez-vous ? Non, vous ne comprenez pas ? Moi non plus, ce qui vous prouve que je suis aussi con que vous quand je m’y mets sérieusement.

… reconnais avoir introduit en territoire espagnol un kilogramme d’héroïne pure que je devais remettre à un revendeur dont je refuse de révéler le nom. Cette héroïne m’a été fournie par un laboratoire marseillais dont je refuse également de révéler le nom. J’ai agi en plein accord avec mon supérieur hiérarchique, le commissaire San-Antonio. Ce n’est pas la première fois que nous transportons de la drogue à l’étranger. Ce trafic nous était facilité par nos fonctions d’officiers de police

Je l’avais brusquement pressenti. Il a du pif, Santonio. L’art et la manière de deviner les événements un moment avant qu’ils ne se produisent. Cela dit, ça ne lui fait pas une belle jambe.

Le juge continue de lire.

Mais le reste est littérature judiciaire.

Quand mon interlocuteur en a terminé avec cette pièce dont personne ici ne niera l’importance, il se lève, contourne sa table-radeau et vient me montrer la signature parachevant le document.

— Vous reconnaissez la signature de l’inspecteur Bérurier ?

— Oui, fait Ducontonio d’une voix blette.

Satisfait, le juge d’instruction regagne sa place.

— Qu’avez-vous à déclarer ?

— Que l’inspecteur Bérurier était drogué lorsqu’il a passé de tels aveux, soupire San-Endoffé. Car même sous la torture il n’aurait pas signé cela.

— Vous reconnaissez donc qu’il se drogue ? attaque Pasoparatabaco.

Allons, bon, v’là autre chose ! Je coule à pic, mes drôlesses ! Avec 1 000 tonnes de plomb attachées aux paturons.

— Je dis qu’on l’a drogué ! Nous sommes innocents ! Nous n’avons jamais trafiqué, et au contraire nous traquons les trafiquants. Notre carrière est éloquente. Elle se passe de commentaires.

L’œil incrédule et méprisant du magistrat raconte le cas qu’il fait de mes protestations. Un gars surpris à calcer une bergère par l’époux de celle-ci, aurait plus de chances de lui faire croire qu’il est en train ( !) de réparer le poste de tévé.

Soudain, alors que je suis en plein lyrisme à propos de mes mérites professionnels, Pasoparatabaco se lève comme si la paella de la veille lui jouait un mauvais tour, et quitte son cabinet pour, dirait-on, se ruer dans ceux de l’établissement.

Je suis prêt à vous parier un gros machin contre une petite machine que cette sortie était préméditée. En effet, la lourde ne s’est pas plutôt refermée que l’ » Américain » se lève et vient à moi. Il s’assoit sur le coin de la table, face à votre serviteur. après avoir refoulé un mètre cube de paperasses d’un coup de coude.

— Hello, grommelle-t-il. Sale temps pour vous, eh ?

— Plutôt, admets-je. Quand je lisais les Erreurs judiciaires célèbres, j’avais toujours l’impression que c’était de la frime, je m’aperçois que ça existe.

Il hoche la tête. Lui, il n’a pas l’incrédulité agressive. Il se contente de ne pas me croire, sans être offusqué par mon mensonge supposé.

— Je suis un gars du Narcotic Bureau, me dit-il entre deux énergiques mastications.

— En vacances ? plaisanté-je.

— Hum, ça va dépendre de vous, vieux. Si vous m’allongez le nom de votre correspondant, il se peut que je m’offre trois ou quatre jours de détente avant de regagner Washington.

« Une escapade, c’est toujours bon à prendre, d’autant plus qu’il y a à mon hôtel un groupe de petites Allemandes dont l’ourlet de la jupe s’arrête au-dessus de la ceinture…

Je le mate en pleines prunelles, comme si j’étais l’aigle américain figurant sur les pièces de vingt dollars :

— Supposez qu’un petit malin, en ce moment, soit en train de bricoler vos valises et de les truffer de came, collègue. Ensuite il vous balance à la police qui vérifie, trouve et vous embastille.