Un vrai velours ! La peau de mes joues, mes chéries, est bientôt aussi lisse que celle de vos cuisses. Ensuite de cela, ma conquête (n’oublions pas que c’est un Français qui a découvert les Canaries) repasse mon complet, seule la chemise n’a pas l’éclat du neuf, bien qu’elle m’eût lavé le col, mais enfin je suis apte à faire mon entrée dans le monde. Ma parole, j’ai du morfler quelques grammes excédentaires en prison. L’inaction, la bouffe bourrante, y a rien de pire pour la ligne.
Me reste plus qu’à me rendre chez les Nino-Clamar. Oui, mais comment ?
Je n’ai ni voiture ni argent pour en fréter une et la demeure de mes hôtes est éloignée d’une vingt-cinquaine de kilomètres.
De plus, à c’t’heure, la chasse à l’évadé doit battre son plein.
Alors ?
JEAN VINGT-TROIS[28]
Je ferais bien part de ce nouvel embarras à mon aimable « assistante », seulement je ne veux pas dire à Contracepcion où je vais.
Je redoute la fragilité d’une volonté féminine quand cette volonté est au service d’autrui.
Une fois rentrée dans le rang, elle peut flancher, la petite mère. Oublier mes faveurs et me vendre la peau de l’ours avant qu’il ne soit tué.
Or — pensez de moi ce que vous voudrez, y a longtemps que j’en pense ce que je veux — toute mon énergie est axée sur cette foutue soirée. Depuis le début je ne songe qu’à elle. Assister à ça et reprendre mon destin en cours, voilà mon ambition. Mais surtout pas rater ce qui se mijote. Car je sais à toute volée qu’il va y avoir un patacaisse mémorable.
Quelque chose qui fera datte, comme on dit en Afrique du Nord. Puisque le Vioque a envoyé promener m’man, je me sens dégagé. Auparavant j’avais des scrupules, mais dès lors, ils sont loin. Que peut-il y avoir de mieux que de déconner sans arrière-pensée ? Depuis la maternelle, moi je ne pense qu’à ça. C’est être réaliste de rêver. Tant de pauvres fromages perdent leurs quelques années de vie à la prendre au sérieux. J’en voyais, y a récemment encore, en longue queue à la porte d’une grande banane du régime. Une file immense, qui tournait le coin de l’avenue, comme devant un cinoche où l’on vient de programmer un film à succès. Parmi les piétineurs je reconnais des amis à moi, des gens réputés. Je m’inquiète civilement auprès d’un gardien de la paix. « Mande pardon, m’sieur l’agent, c’est à quel sujet cette foule ? » Le pandore hoche la tête. « Ils font la queue pour la Légion d’honneur, va y avoir déblocage car y viennent d’en couler des neuves. » Je remarque alors que chacun tenait un dossier sous le bras : la somme de ses mérites pour justifier sa requête. Président de ceci, fondateur de cela, lauréat de ceci-cela, membre de…, ex…, fils de… recommandé par…, pédégé du…, déjà décoré de…, adhérent au…
Comme ça, sous le bras, tel un pébroque. Pas épais, les dossiers. Gonflés au gaz de ville. Barbe-à-fils-à-papa ! Bulles pas même papales ! Du vent prétentieux comme un pet qui se croit odoriférant. Des destins d’homme en raccourcis clinquants ! Du strass pour carte de Noël ! Tu secoues un peu fort et ça part en poudre. Voilà ce qu’ils étaient tous : des merdes saupoudrées de paillettes. Et qui faisaient le tapin avant même qu’antichambre pour une tache rouge à leur revers. Prêts à la lèche basse. A l’enfilade sans vaseline ! A se déshonorer pour l’honneur. Et surtout, oui, hélas ! à perdre leur temps. Comme si on avait le temps de perdre son temps à autre chose que de perdre son temps ! Mais à le perdre carrément, pour un nuage mieux fignolé que les autres, pour un mur blanc adossé au ciel bleu de la Tunisie, pour un âne qui brait devant un chardon, pour un cul qui passe en se trémoussant, pour une calembredaine que tu ne te donnes même pas la peine d’extérioriser et qui te chatouille l’âme une seconde.
— Où vas-tu ? demande la jeune fille en forme de parenthèses (depuis un moment).
— Chez des amis susceptibles de m’aider.
— Je t’accompagne.
— Non, ça suffit. Tu risquerais d’avoir de sérieux ennuis. Je te dois déjà beaucoup, ma gentille pucelle.
J’ai proféré ce dernier mot en français. Elle demande :
— Qu’est-ce que c’est, pucelle ?
Je lui caresse le cou.
— Tu ne pourrais plus comprendre.
— Alors on se quitte ?
Je me retiens de lui expliquer que c’est toujours comme ça, en ce monde. On se trouve, on se quitte. Toujours. T’y peux rien. Le moment du départ est inscrit dans chaque rencontre. Que ce départ s’effectue en train ou en corbillard. Bonjour, bonsoir, toujours, toujours, depuis qu’il y a des hommes, tant qu’il y en aura…
Mince, me v’là ému par cette petite Espagnole un peu gauche. Canarienne. Je pense aux canaris de notre voisin qui me les brisent, mes matins de repos, en prenant leur bain dans leur mignon abreuvoir. Je crois que je serai plus tolérant avec eux à l’avenir…
— Une pucelle, je lai fais brusquement, c’est un oiseau qui s’en va un jour et ne revient plus jamais.
Elle hoche la tête, sourit pâle.
— Moi, qu’est-ce que je vais faire ? questionne Contracepcion.
— Pour cette nuit tu restes ici, à attendre le retour de ton vieux melon. Chez lui, tu es en sécurité, ma chérie. Il est indispensable que tu le voies avant de te remettre en circulation. Il te dira ce qu’il faut dire, ce bougre de chiassard. Et fais-lui confiance : il te conseillera bien, il a tellement peur pour sa situation.
Un nouveau baiser.
Le dernier.
Sauvage, appuyé, violent, et qu’on prolonge jusqu’à ce qu’il ait un goût de sang.
Le patio a sombré dans des ombres espagnoles. L’eau continue son glou-glou sempiternel. Ça sent la vieille pierre chauffée et le bois trop sec par ici. Des colombes roucoulent en s’endormant au bord des toits.
Il fait doux. Une étonnante sérénité enveloppe l’île. Ce soir j’ai l’impression d’être loin. Mais loin de quoi ? de qui ? de moi ? Oui, de moi, vous pensez aussi ?
La porte à double vantail grince. La ruelle douillette bordée de maisons tricentenaires sinue dans le crépuscule. Un peu de mauve s’attarde au ciel. Bath !
Mes yeux redescendent dans l’obscurité de la ruelle. Presque en face de la maison du juge, il y a la venelle que Contracepcion m’a fait prendre pour m’y amener. Je tique. Un rien… Une légère volute de fumée de cigarette tournique à l’intersection des deux voies. Ma main droite part directo sur la crosse du pistolet dont j’ai pris soin de me munir. (Il est des cas, j’ai eu l’occasion de vous le dire, où ça tient plus chaud qu’un tricot de corps.) Je traverse la rue d’une détente. Me plaque à la muraille chaude qui fait face et m’immobilise.
— Lâchez votre pétard, vieux, il est chargé à blanc ! murmure la voix proche du Ricain. Et avancez sans vous bilez, si je vous voulais du mal, vous le sauriez déjà !
Un petit rire narquois ponctue l’invite.
C’est ce rire qui me vainc.
Sans lui, je crois que j’aurais détalé ventre à terre dans la direction opposée. Et m’est avis, les gars, compte tenu de ce qui se prépare, que j’aurais bien fait. Oui, je me serais débourré les gambettes en vertu du principe qui est : « Fais toujours le contraire de ce que t’ordonne un mec désireux de te manœuvrer. »
Seulement, quoi, y a l’orgueil.
Alors je m’avance, les mains ballantes.
Mon « collègue » du Narcotic Burlingue est là, une épaule appuyée à un tronc de glycine comme je n’en ai jamais vu d’aussi gros. Plus noueux qu’un cep de vigne (pas le Ricain, le tronc de glycine). Il est hydrique, dépouillé, presque sans sève, ne vivant plus que par son écorce.
— Mince, vous en avez mis du temps, je commençais à désespérer, fait le blondinet à l’estomac rebondi.
28
Nous ne savons que penser. Nous sommes effarés. Perplexes. Nous rectifierions bien, mais San-Antonio est si mauvais coucheur, comme tous ces sous-auteurs qui se prennent pour des vrais. A notre avis voici ce qui a dû se passer : vous l’avez remarqué, par une de ces sottes fantaisies dont il a le secret, il a commencé à appeler ses chapitres « PITRE ». Puis « pi ». Passé le pi douze, il a dû avoir un moment de distraction.