Il s’est changé. A la place de son costar de toile fripé, il porte un beau blazer orné d’un écusson grand comme un panonceau de notaire, un pantalon blanc, une chemise blanche avec une cravate tricotée noire.
— Une vraie gravure de mode ! ricané-je, pour ne pas être en reste d’assurance.
— Toujours, quand je vais dans le monde. Car nous allons dans le monde, tous les deux, ce soir, n’est-ce pas, vieux ?
Alors là, j’ai beau me chatouiller la glande à repartir avec une plume de pan, franchement, je trouve rien à moufter. Pas un mot, pas même un son.
— Je craignais que vous n’ayez oublié votre invitation chez les Nino-Clamar, continue le Ricain. Ma voiture est au bout de la ruelle, vous allez pouvoir en profiter, car j’y suis invité aussi !
Marcher aux côtés d’un gars qui vient de vous asphyxier de telle sorte en s’abstenant de lui poser la moindre question, croyez-moi, c’est de l’héroïsme.
Pour lutter contre l’insistance sauvage des questions qui m’affluent, j’efforce de songer à autre chose.
Facile à dire.
A quoi voulez-vous penser dans un cas semblable ? La mort de Louis XVI me « fait » quelques mètres ; les prochaines « législatives » me distraient pour 12 centimètres ; le prochain championnat du monde de boxe me lave le cerveau sur 2 mètres. Et puis merde, intact, le sujet me repoile. Pas mèche de s’en déluger. Faut le bicher à bras-le-corps.
Machination…
Tout combiné…
Le Ricain tire les ficelles.
Us ficelles de quoi ?
On attend quoi de moi ?
A quoi a rimé tout ce turbin biscornu ?
Quoi ? Quoi ? QUOI ? QUOI ? Je quoiasse, les gars ! Je quoiasse.
Charitable, il prend la parole.
— C’était chez la fille, la maison d’où vous sortez ?
— Non : chez le juge !
Un point pour San-A. ! Le Ricain s’arrête, sourcils froncés.
— Comment, chez le juge ?
— Il joue les Roméo avec cette petite merveille et elle a la clé de son isba.
Mon compagnon, avant toute chose, est un jovial au rire spontané. Sa rigolanche part dans l’air englyciné du soir.
— Bon Dieu, j’ai jamais rien entendu de plus drôle.
— Parce que vous ne sortez pas assez de chez vous, vieux. Je connais Washington, c’est peut-être la capitale des U.S.A., mais c’est pas celle de l’humour. La dernière fois que je me suis marré à Washington, c’est quand j’ai vu un aveugle rater le trottoir et se péter la gueule contre une borne d’incendie. Y a pas de quoi se faire opérer de la rate, hein ?
Ça le stoppe. Il me file un regard en coin, surpris et mécontent.
— Ah ouais ? ronchonne-t-il.
Puis il presse le pas.
— Ainsi votre pétoire était chargée à blanc, vieux ? m’enquiers-je.
— Vous en avez douté, vieux ? rétorque-t-il.
— La question ne m’est seulement pas venue à l’esprit, car n’étant pas un gangster, je n’ai jamais eu l’occasion de m’en servir, vieux. Aussi, serait-elle fourrée au chocolat que ça ne me dérangerait pas.
La venelle mène à une petite place. Les deux choses à admirer, sur cette dernière, c’est une minuscule église et une Buick. L’une et l’autre sont blanches avec le toit noir ; mais la Buick est beaucoup plus grande que l’église.
Le Narcotic Bureau man se jette dans son baquet comme une otarie hors de l’eau quand on lui présente un hareng.
Cette fois encore, j’aurais l’opportunité de foncer et d’aller me perdre dans les dédales de Santa-Cruz. Mais à quoi bon ? Mieux vaut suivre gaillardement la voie que j’ai spontanément choisie. Puisqu’elle mène chez les Nino-Clamar !
La route est libre.
Quelques bagnoles immatriculées dans l’île, pleines de gens jeunes et chantants nous doublent. Et aussi des guindes allemandes aux passagers rose dodu. De police, ballepeau.
— On n’a pas l’air de me traquer outre mesure, noté-je.
— En effet, reconnaît mon Yanke.
— Peut-être se contente-t-on de surveiller l’aéroport et les ports.
— Oui, peut-être.
— Vous n’êtes au courant de rien ?
— Ce ne sont pas mes oignons, vieux.
— Vos oignons, c’était juste de me faire évader ?
— Mouais, juste !
— Et en supposant qu’une patrouille de carabiniers nous arrête, vous racontez quoi à ces messieurs à propos de ma présence à votre bord, vieux ?
Il se racle la gorge et glaviote par la portière.
— Moi, je suppose jamais, élude-t-il.
La pointe du Teide brille encore. On dirait une couronne blanc et rose en suspens dans la nuit. Le Ricain allume une cigarette au tableau de bord.
Il souffle trois fois plus de fumée, me semble-t-il, qu’il n’en a aspiré.
— On est censé être quoi, l’un pour l’autre, chez les Nino-Clamar ? je demande, deux copains de régiment ou des frères de lait ?
— Nous n’arriverons pas ensemble, vieux.
— Je finis la route à pincebroque ?
— Non, c’est moi qui descendrai le premier, vous garderez la bagnole.
De mieux en mieux.
— La confiance règne, fais-je remarquer.
Il s’abstient de tout commentaire.
N’a même pas une mimique susceptible de laisser deviner son sentiment.
On dépasse l’aéroport dont les lumières clignotent comme des lucioles (dirait un écrivain en carte). Toujours pas de perdreaux, et pourtant je les appréhendais à ce point du parcours.
Maintenant la campagne est tout à fait noire. Les buissons de cactées découpent leurs ombres biscornues, emboulées de figues de Barbarie, sur le ciel plus clair.
Le seul reproche que je ferais à une île, c’est d’être entourée d’eau de tous côtés. On s’y sent en exil, surtout la nuit. C’est viscéral.
Mon driveur champignonne un peu sur le bout d’autoroute aménagé par le syndicat d’initiative. Bientôt voici le golf, ses maisons opulentes…
On revoit l’océan, impec sous la lune. Impec ! Un mot que vous n’attendiez pas à propos de l’Atlantique, hein ? Pourtant il est vrai, irremplaçable. L’Atlantique, c’est un citoyen anglo-normand, tiré à quatre épingles, bourru, pas liant du tout. Rien de commun avec cette bonne radasse de Méditerranée qui ne pue pas le poisson, non, mais la marchande de poissons.
— Vous ne semblez guère en forme, vieux, pour un gars qui se rend à une party, remarque le Ricain après un silence tendancieux.
— J’ai à essayer de comprendre, vieux ! réponds-je. Ce que l’on doit deviner vous mobilise toujours peu ou prou l’esprit.
— Chez vous, ce serait plutôt « prou », non ?
— J’ai un côté cérébral indéniable, vieux. Vous ne pouvez pas comprendre, mais c’est très usant, à la longue.
Il profite de sa vitre baissée pour cracher simultanément son mégot et sa gum dévitalisée.
— L’ennui, avec les cérébraux, c’est qu’ils passent leur temps à se dire qu’ils le sont, maugrée mon étrange confrère. Ils filtrent l’existence à travers cette stupide notion. Remarquez que c’est surtout une marotte européenne. Chez nous on pense qu’avec deux bourbons bien tassés, on arrive à être aussi intelligent que n’importe qui.
Il se marre, me file une bourrade et ajoute :
— Bon, mettons trois bourbons et je vous fais la pige, mon vieux.
— Seulement avec votre saloperie de bourbon, vos gueules de bois sont en contre-plaqué, vous aurez beau vous démener, mes compères, vous êtes et resterez toujours une civilisation sans raisin, donc vous n’êtes pas une civilisation.
Il freine et range l’auto sur un petit terre-plein bordé d’eucalyptus géants.
Il n’a plus envie de plaisanter. Tout son être est tendu, circonspect.