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— Oui, dans un sens.

Je n’ose lui demander lequel. Ce serait un peu poussé.

— Vous êtes belle, soupiré-je.

Elle rougit et son regard se détourne du mien. On dirait que je viens de la prendre au dépourvu. Elle a un temps d’hésitation, puis elle me regarde. C’est doux, c’est reconnaissant. Mince, vous savez qu’elle me fait envie, cette bonne femme ? Je me la servirais bien de cataplasme. Lui chuchoterais volontiers des trucs improvisés. Jamais préméditer ce qu’on va dégoiser à une femme farouche, surtout, ça casse le charme. Faut broder. Une fille comme Inès, tu la chambres à la dégoulinante, rien qu’en improvisant, j’insiste. Quand tu prononces un mot, tu dois ignorer encore le suivant, sinon c’est râpé. Oublie pas ce conseil du grand San-Antonio, mon fils, si tu tiens un jour à te faire reluire dans les délicatesses.

On se quitte.

Ou plutôt JE la quitte. Comme si j’avais peur de moi, tu comprends ? Le côté : « Non, non, je sens l’envoûtement qui me gagne et après je serais malheureux comme les pierres. »

Justement, Dorothy vient d’achever sa mixture. C’est indéterminé comme couleur, pas très engageant. Supposez qu’on ait foutu de la grenadine dans du café au lait, avec une giclée de sirop de menthe. Et puis c’est crémeux du haut. Bref, dégueulasse à contempler. Je préfère l’avaler d’un trait pour plus vite m’en débarrasser. Baoum ! Cette décharge ! De la dynamite à l’état pur. Mon gosier prend feu. Mon tube digestif rougit. Mon pot d’échappement s’embrase. Je suis une torche vivante. Un brasero arrosé d’essence.

— Qu’en pensez-vous ? gazouille la blonde Américaine.

— Un nectar, exhalé-je. Un nectar de forêt en feu !

— Devinez ce que vous venez de boire…

— Un transformateur électrique avec beaucoup d’acide chlorhydrique sans aucun doute, mais c’est le petit arrière-goût qui m’échappe… Ne serait-ce pas de la limaille de fer macérée dans du vinaigre d’alcool ?

Elle rit.

— Tequila ! De l’extra-forte à 90° degrés.

— Voilà donc pourquoi ça râpait : je viens d’avaler un angle droit !

— Madame est servie, annonce le maître d’hôtel d’une voix onctueuse pour maître-autel.

Et Monsieur, donc !

Dorothy se penche sur moi.

— Chéri fou, gazouille-t-elle, à cause des convenances je ne pourrai pas vous avoir à mon côté, car il faut que je me mette entre ces deux crétins de savants. Mais nous tâcherons de nous échapper au café, n’est-ce pas ? Je trouverai un prétexte.

On passe en cortège à la salle à jaffer. Chemin faisant, je parviens à m’approcher de Béru.

— Sois prêt à tout ! lui soufflé-je.

— Qu’est-ce que tu crois qu’j’branle ici ? me répond-il dans un cruel renvoi de clockputch[33].

Voilà qui est simultanément et tout à la fois laconique et réconfortant.

Il est là.

Je suis là.

Nous ignorons pourquoi.

Mais nous sommes prêts.

Et c’est ce qui importe, en ce monde, mes amis. Etre prêt, c’est s’abstenir d’aller voir ailleurs si on y est.

La table est rectangulaire.

Alonzo Balmasquez y Suerunpazo se place à un bout. De part et d’autre de la table, on trouve Dorothy et les deux savants, puis Inès, « l’abbé » et moi.

Je suis à la droite d’Inès. J’ai « l’Homme » en face de moi. On se contemple sans haine et sans crainte tous les deux. C’est l’affrontement catégorique. Chacun est sur ses gardes. Les dés sont jetés, comme disent mes confrères. Qu’ajouteraient-ils encore ? Ah oui : que le meilleur gagne……………[34]

Ça commence par le tout classique saumon en Belle-Vue. Belle vue sur la mer, surtout ! Par la large baie, je découvre le littoral ténérifien, pointillé de lumières. D’autres lumières dansent sur les flots : celles des bateaux de pêche. Car de courageux navigateurs espagnols, fiers descendants des héros de l’Invincible Armada, s’en vont pécher nuitamment notre sardine quotidienne tandis que nous jouons cette étonnante partie de poker. Oh ! combien de martins pécheurs, de martiens prêcheurs et de capitaines, partis faire des courses à la Samaritaine… Ça y est, déraillage ! J’ai loupé l’aiguille ! Matuska, le dynamiteur ! Décidément, j’ai du mal à me replacer sur orbite. A force de surmonter des émotions, de passer outre les coups de théâtre, de rester indifférent devant les sortilèges, l’on finit par se dissocier, comme un jus de fruits qui attend trop dans un verre. Mon cerveau est lourd comme une fleur de camélia. Je fatigue de la coiffe, mes braves. Bientôt, je blesserai. Je serai un lésionnaire de la calbombe.

J’ai beau me maîtriser, des tremblements inquiétants me viennent dans les antérieurs. Est-il évident que je suis ? Du moins que je suis autre chose que cette illusion de participer à une soirée saugrenue ? Saugrenue… Ça vous paraît pas un peu faiblard, à vous, comme terme ? Un brin racho ? Je vais pas mollusquer du vocabulaire à c’t’heure ! Si San-A. invertèbre du style, faudra se rabattre sur quoi pour essayer de le remplacer ? Relire les anciens, je vois pas d’autres solutances…

Je regarde le tueur. Il a un maintien exquis. Pour bien se servir d’un couvert à poisson, faut de l’entraînement ou, qui mieux est, de l’hérédité surchoix. Je veux bien que le saumon est pas trop tartant sur le plan arêtes, n’empêche qu’il réclame des aptitudes. Le tueur dont je sais qu’il va tuer. Qui sait que je le sais. Et qui reste imperturbable dans un rôle foireux de professeur Prosibe. Et puis il y a l’abbé. Je ne le vois pas. Mais j’entends sa voix de source. Et je pense à ses dessous si peu ecclésiastiques… L’abbé, c’est le détonateur de la bombe « H »[35]. Il est là pour désigner la personne à scrafer. En face, Béru s’empiffre. Un Béru qui sort d’où et se laisse manœuvrer en vertu de quoi, pour le compte de qui ? Il y a moi, également, pas négligeable pour un pet de cygne noir ! Moi qu’on a placé sur l’échiquier comme un pion. Qui suis-je ? Le fou ou le cavalier ? La tour, le roi, la reine ? La reine des pommes ! Quelle main va me jouer ? Le clan des trois Nino-Clamar ou apparentés sert de toile de fond. Sont-ce eux les victimes en puissance ? Je ne vois pas d’autres rôles à leur mesure.

Bon, c’est tout.

Ah non ! J’oublie l’Américain, quelque part dans la nuit brune tandis que luit sur la plaza, la lu-u-u-u-ne que chantait la défunte Louise Mariano.

Non, pas saugrenue, la soirée. Mais assez terrifiante si on la considère à plat comme je viens de le faire. Mieux : terrific ! Rien ne vaut l’américain quand tu donnes dans le suspense. Dorénavant, toutes les parties extra-dramatiques, je les écrirai en uhessaïen moderne. Je veux qu’on me lise les morceaux palpitants en V.O., mes drôles.

— Eh bien, professeur, dit tout à coup Alonzo à Bérurier, que pense-t-on de notre dernière proposition à Paris ?

Le Mastar, qui suçait l’arête médiane du saumon après lui avoir becqueté les deux yeux, reste en arrêt, comme un épagneul breton devant une boîte de canigou ouverte.

— On en cause ! répond-il à travers son harmonica à mayonnaise.

Martin Braham pose son verre de chablis et déclare :

— Cher ami, je sais qu’il n’est rien de plus fastidieux pour des dames que d’écouter parler affaires, c’est pourquoi je propose qu’on bannisse ce genre de conversation de cette table, il sera bien temps au café !

Ce sang-froid !

Et il prend l’accent allemand, s’il vous plaît. Un accent léger, presque distingué.

— J’sus partant pour la propose, renchérit Bérurier. D’autant que, les bonnes dames mises à part, la croque est de première et mérite une minute de silence, comme si on présenterait les couleurs !

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33

Pour ceux qui voudraient faire une vacherie à leurs invités, je joins ici la recette du clockputch : un tiers de téquila extra-forte. Un tiers d’alcool à brûler. Un tiers d’eau de Javel Lacroix. Un tiers de sirop de sucre. Une cerise confite. Vous agitez le tout avec de la glace pilée et empilée. Comme un cocktail ne saurait se composer de quatre tiers d’ingrédients, vous retirez le tiers de sirop de sucre et vous servez le reste dès que la fumée s’est dissipée en récitant la prière des agonisants.

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34

J’ai dû en oublier, je vous laisse du blanc pour que vous puissiez ajouter à la main les clichés manquants.

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35

Ici la bombe « H » veut dire la bombe « Homme ».