Le type que je guigne est là, sur la terrasse, près des tennis. De clair vêtu : pantalon beige, chemise blanche, foulard jaune. Il s’est oint de crème anti-sun. Il porte de grosses lunettes à verres fumés et il lit un bouquin américain intitulé My sister’s hand.
Voilà enfin mon Antoine qui s’intéresse à him. C’est probablement la jaquette rouge du livre qui l’attire. Il fonce. Je donne du mou à sa laisse, tout en lui lançant des « Bébé ! mais où vas-tu, voyons » de bon aloi. Et le bambino s’abat contre ma proie.
Le lecteur sursaute !
— Excusez-le, roucoulé-je en anglais, il est déjà fort comme un Turc, par moments il m’entraîne !
Mon interlocuteur soulève ses lunettes noires.
Son regard clair se pose sur notre angelot. On y lit l’intérêt, une certaine douceur complaisante. Il caresse la joue lisse d’Antoine.
— Il est très mignon, répondit-il en français. Vous l’avez adopté, ou bien est-ce la préfecture de police qui vous l’a fourni ?
Je perdrais mon pantalon au cours d’une réception à l’Elysée, je pourrais pas arborer une tronche plus sotte. Le gus qui, rentrant chez lui après un long voyage, trouve sa bobonne en train de se faire calcer sur le coin de la table de cuisine, n’a pas un regard plus déconcerté.
— Je… heu… vous demande pardon ? tenté-je d’articuler, après seize déglutitions préalables et trois bégaiements en cours de jactance.
Le lecteur de My sister’s hand continue de caresser Antoine. Ses mains sont longues et fines, musclées cependant. Sa peau est bistre. Il a une tête de vieux boucanier civilisé. Je crois n’avoir jamais vu de cheveux aussi blancs que les siens. Une blancheur pouvant servir de référence à quelque nouvelle lessive.
— Allons, allons, commissaire, soupire-t-il durement. On dirait que vous jouez du Courteline, et que vous le jouez mal.
Moi, de plus en plus dérouté, déconcerté, dé- sarçonné, contenancé, sabusé, primé, vasté, bilité, biné, bordé, boulonné, busqué, cati, cavé, çu, chu, confit, couragé, crédité, doré, faillant, fait, ficient, foncé, gommé, goûté, gradé, grisé, jeté, labré, lavé, mantibulé, masqué, membré, mis, moli, monétisé, monté, moralisé, mystifié, nudé, passé, paysé, phasé, pité, pouillé, précié, pressif, saccordé, sappointé, sarmé, sarticulé, saxé, semparé, senchanté, séquilibré, sespéré, shérité, shonoré, sintégré, solé, sorienté, suni, truit, térioré, traqué, valorisé, vié, voilé, voré, et déboussolé, moi, reprends-je pour les endoffés, vous n’devinerez jamais ce que je balbut-scie, comme l’antépénultième des caves ? Comme la reine des crêpes ? Comme le doyen des locdus ? Comme un con primé (d’aspirine) ?
Je lui glafouille comme ça :
— Vous parlez très bien français !
— N’est-ce pas ? répond-il, narquois. Seize langues en tout, mon cher, dont le japonais. Et croyez-moi, le japonais, quand on n’est pas japonais, ça n’est pas aisé.
Tout chancelle autour de moi, tout se brouille. Les bruits cessent ou s’amplifient. Je ne fais plus gaffe à Antoine, que la providentielle Marie-Marie vient cueillir de justesse au bord de la terrasse en le vaporisant de sarcasmes aigrelets.
Le dispositif « B » ! Tu parles, Charles ! On a bonne mine, tous… Sur le court de tennis, un gros Allemand roux à la bedaine choucrouteuse échange des balles avec un moniteur espanchec qui ne se caille pas la laitance pour rattraper celles de son client.
« Le renard le plus rusé de votre carrière », avait assuré le Vieux !
Un peu, chéri ! Ce type-là, c’est le diable en personne, oui !
Il corne la page de son livre, dépose celui-ci sur une table basse et fait claquer ses doigts pour alerter le loufiat errant sur la terrasse.
— Nous devrions boire un petit quelque chose pour fêter ça, assure mon vis-à-vis. A cette heure, un bloody-mary me semble assez indiqué, vous ne pensez pas ? Ce dîner de réveillon était infâme, hier soir. Les vins surtout. J’ai horreur des menus imposés. Si je vous disais, mon cher San-Antonio, qu’il m’arrive, au restaurant, d’adopter le menu dit « du jour », mais en le composant à la carte. Je paie plus cher, sans doute, du moins en tiré-je une certaine impression de liberté, ce qui n’a pas de prix !
Les gars, faut que je vous avoue quèque chose : voilà que je me mets à admirer cet homme. L’une des personnalités les plus fortes que j’aie jamais rencontrées. Il est beau, il est fort, il est sublime d’énergie. Il rayonne d’intelligence. Sa volonté est ardente. Son calme plus souverain que la reine d’Angleterre.
Une détente s’opère en moi.
— Vous me plaisez infiniment, déclaré-je soudain.
Son regard de mage dans le mien. Il sait que je ne le chambre pas. On n’en est pas à la flagornerie. Simplement deux hommes, face à face. Deux adversaires qui s’estiment. Qui respectent une trêve. Jouent franc jeu pour gagner du temps.
— Vous me connaissez depuis longtemps ? hasardé-je.
— Cette nuit seulement.
— Puis-je vous demander ?
Il me sourit avec indulgence.
— Voyez-vous, commissaire, ma vie est déjà bien remplie. A force de louvoyer d’aventure en aventure, on finit par acquérir un certain sens des gens et des événements. J’ai appris à me méfier des pannes et plus encore des sauveurs spontanés. Surtout lorsque à la faveur d’une évacuation en catastrophe, ces sauveurs vous palpent la jambe d’une manière un peu trop professionnelle. Une fois rentré chez moi, je me suis avisé que j’avais le bout des doigts noir. Ce n’était pas du cambouis récolté sur le toit de l'ascenseur. Je me suis dit : « Mon vieux, ce beau jeune homme courageux vient de cueillir tes empreintes. » Intéressé, on le serait à moins, je suis descendu à la réception pour demander des renseignements sur vous, car je sais admirablement décrire mes contemporains. Moyennant un billet vert à l’effigie d’un aimable couple royal dont j’ignore l’identité, le préposé a accepté de me montrer votre passeport, lequel, comme ceux de tous les clients, est déposé à l’hôtel pendant la durée de votre séjour, tout comme l’un des miens, du reste…
Il prend sur le plateau qu’on nous propose un verre conique, de couleur tomateuse et me le tend avec cette grâce désinvolte des parfaits maîtres de maison.
A votre santé. Que disais-je ? Oh, oui… Votre passeport… Il m’a suffi de téléphoner à l’un de mes correspondants parisiens pour tout apprendre sur votre compte, y compris des choses que vous ignorez peut-être vous-même…
L’homme aux cheveux blancs boit une gorgée de bloody-mary et fait la moue.
— Trop de vodka et pas de poivre, déclare-t-il. Les barmen espagnols ne savent préparer que les cocktails sucrés.
Son index droit quitte le flanc du verre et il murmure en le pointant sur Félicie :
— Là-bas, survenant avec un sac transparent bourré de biberons et de petits pots : madame votre mère, n’est-ce pas ? La petite peste grincheuse qui promène le bébé, c’est la nièce de votre adjoint, l’inspecteur Bérurier.
Il continue de parler, mais je perds le fil.
Mon interlocuteur s’en rend compte. Il se tait un instant et me chope le bras.
— Je devine que vous brûlez d’appeler Paris pour en référer à vos supérieurs, commissaire. Evidemment, depuis tout à l’heure, la situation a évolué pour vous. Eh bien, allez-y, c’est votre devoir de fonctionnaire. Vous faites un métier intéressant, mais j'ai horreur de ses deux extrémités. D’un côté il y a les ordres ; à l’autre bout, le rapport ! Je n’aurais jamais pu.