Cris d’hiver dans l’assistance. Exclamations en tout genre. Début de panique.
— Quoi, un homme mort ? lance rudement Dorothy avec une énergie dont on ne la croirait pas capable.
— Je passais, je l’ai vu… Là, dans les lumières… Il a un couteau planté dans le dos !
Il s’écarte, nous désigne d’un doigt tremblant un point de l’esplanade, près du barbe-cul.
Tout le monde se dresse. On distingue la masse d’un type effondré, la face contre le sol, les bras allongés dans une bizarre attitude de plongeur.
Le Ricain !
Pas de doute, d’où je suis je reconnais son blazer, son pantalon blanc, sa chevelure rouquinos.
On va tous pour sortir.
— Stop ! jette une forte voix.
On se pétrifie.
C’est l’un des musicos. Le violoniste.
Il a déposé son instrument sur une console. A la place il tient deux revolvers. Des colts gros comme des canons de marine. Il braque toute la société à la fois.
Son camarade le saxophoniste s’avance alors vers le paysan. Ses immenses semelles claquent sur le carreau comme des battoirs de lavandière.
Il saisit le bonhomme par le pauvre revers de son pauvre veston et, d’une secousse précise, l’envoie promener dans le salon. Le paysan trébuche contre une table basse supportant une énorme lampe bêtement chinoise. La table se renverse, la lampe aussi, vous pensez qu’elle allait pas rater ça. Cette dernière — fort heureusement — se brise. Elle éclate positivement et en menus morceaux. Du coup, la cuisinière se croit dans l’obligation de piquer une crise de nerfs. La v’là qui fait des « Aaaah aaah ! » en battant des bras. Elle se laisse tomber à terre où elle trémousse comme une grosse bête en train de crever. Le saxophoniste s’approche d’elle et lui file trois coups de talon de sa grosse godasse dans la poire. La tambouilleuse se calme.
Un silence de mort règne à présent sur l’assistance. Je file un œil à » l’Homme ». Il est un peu pâle. Son regard s’est comme ramassé. Il est aigu, fielleux, terrible.
« Bon Dieu, me dis-je, Martin Braham est étranger à ce mic-mac des clowns. »
Pas de doute là-dessus. « L’Homme » est surpris, aux aguets. Plus que jamais il ressemble à un renard piégé, prêt à se couper la patte avec les dents pour pouvoir s’évader.
En moi, la question résonne comme le gros bourdon de Notre-Dame.
« Mais que se passe-t-il ? Mais que se passe-t-il donc ? »
TOUT peut arriver.
N’importe quoi de très grave. De très sauvage.
A présent, chacun des clowns est armé d’une seringue sortie de ses vastes poches kangouresques. Ils ont adopté une formation de verrouillage.
L’un est debout devant la baie. Un autre est assis à califourchon devant la double porte donnant accès au hall d’entrée. Le troisième, le violoniste, s’est juché sur la console où il a déposé son crincrin. Les pieds appuyés sur un dossier de chaise, il continue de nous couvrir de ses arquebuses.
Jamais vécu un moment de cette qualité, mes gueux. D’aussi dramatique, ça certes ! Des tas de chiées. Mais semblablement cauchemardesque, eh ben, non ! Qu’est-ce que vous voulez : non !
Et savez-vous pourquoi la minute est démente ?
Parce que les clowns ne disent rien. Ils menacent tout le monde sans parler. Ils restent silencieux. Ils semblent attendre quelque chose ou quelqu’un.
Leurs gueules peintes deviennent hallucinantes. On n’entend que le bruit de nos respirations oppressées. Si t’es trop oppressé, pars devant, je te rattrape !
Du temps s’écoule. Tiens, je découvre le tic-tac d’une pendulette. Je ne l’avais pas encore perçu.
Dans les lointains y a la rumeur de l’océan.
Un chien hurle quelque part, au-dessous de nous.
Le cadavre du Ricain là-bas sur la terrasse, a quelque chose de théâtral. Va-t-il se redresser ? Qui l’a poignardé ? Les clowns ? Oui, bien sûr, car autrement, ils seraient allés le voir. Le mort n’éveille pas leur curiosité car c’est leur mort.
Cinq bonnes minutes filent entre nos vies, pesantes.
Soudain, le violoniste se met à parler.
En anglais.
Et vous savez ce qu’il dit ?
Il fait comme ça, d’un ton impatienté :
— Et alors, ça vient, oui ?
LOUIS XVI
— Qu’est-ce il dégoise ? demande Bérurier à la cantonade.
La cantonade faisant défaut, c’est moi qui lui réponds :
— Il demande si ça vient !
— Quoi, nos bourses ou nos vies ?
La réplique me fait penser qu’après tout, tiens, c’est vrai, on pourrait poser la question au chef clown.
— Qu’est-ce qui doit venir, cher Auguste ? lui demandé-je d’une voix qui ne frémit pas.
Une fente de regard, filtrant à travers des épaisseurs de fards, se pose un instant sur moi. J’espère une réponse. En guise de cela, le gars jette sèchement :
— Nous n’avons pas de temps à perdre, annoncez la couleur !
— Mais, Seigneur, quelle couleur ? s’écrie Dorothy. Que nous voulez-vous ? De l’argent ?
L’interpellé hausse ses épaules à carreaux noirs et blancs. Malgré son déguisement impénétrable, je le devine soucieux. De toute évidence, ces messieurs ont débarqué ici pour un but précis et les choses ne se déroulent pas selon le plan prévu. Pourquoi ? C’est une question de plus à verser au dossier. Tout est à contresens au cours de cette incroyable soirée. Tout est traqué, en porte à faux, angoissant. Une soirée dramatique dans son essence même[42].
Et cette essence, n’en doutez pas : c’est du super.
Le violoniste fait tourner ses colts à ses index, exactement comme l’enseigne M. John Wayne à sa chaire de cow-boy de la faculté d’Hollywood.
Il lance au pote qui garde la porte du hall :
— Il est quelle heure ?
C’est l’horloge parlante du trio, le saxophoniste. Lui qui est branché sur Lip.
— Onze vingt ! annonce-t-il.
Le violoniste crache rageusement.
— Ça suffit comme ça, dit-il. Personne ne veut parler ?
— Mais pour dire quoi ? récrie l’ « abbé ». Expliquez-vous, voyons !
— Ta gueule, curaillon ! rétorque l’homme à la perruque de feu.
Son gros nez rouge luit comme une ampoule. Un immense rire est peint sur son visage, mais ce rire fixe exprime la désolation. L’individu est effrayant, avec ses gants blancs serrés sur la crosse noire des colts.
— Je vois, fait-il. C’est de la timidité, eh ? O.K., très bien, je vais vous recevoir dans mon bureau en tête-à-tête, les uns après les autres.
Il fait signe au saxophoniste de prendre sa place, car la position qu’il occupe est idéale pour contrôler tout le salon. Un tacticien. Le Napoléon de la stratégie en chambre. Il ouvre la porte, éteint le hall et me fait signe.
— Toi, le beau gosse, amène-toi !
Je me pointe d’autant plus volontiers que l’occasion de « faire quelque chose » me paraît belle. Seul avec lui, dans le hall obscur, je vais pouvoir me régaler. Je dois vite déchanter car à peine parvenu à la lourde, il me dit :
— Stop ! Fais demi-tour, lève les bras et arrive à reculons. Surtout pas de zèle, j’ai deux flingues qui partent tout seuls.
J’obéis.
— Recule encore ! m’ordonne le gars.
Je recule. La crosse de mon propre pétard me meurtrit l’abdomen. Si je pouvais le saisir et plonger…
Si je pouvais le saisir et plonger, je commettrais la pire des folies. Braqué de deux pétoires, mes chances de survivre seraient tellement minces que je pourrais vous les expédier dans une enveloppe sans que les gars des Pet T s’en aperçoivent.
— Arrête !
42
J’sais bien qu’une phrase pareille ne veut rigoureusement rien dire, mais c’est pas ça, la littérature, en vérité ? Parler pour ne rien signifier ?