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Il vide son verre d’une secousse du buste. Votre San-A. ne bronche pas.

Je regarde ma brave femme de mère occupée à passer je ne sais quelle saloperie de pommade sur les cuisses d’Antoine. Il a tendance à rougir des miches, Césarin !

Tenerife, m’man, Antoine, la tribu bérurienne… Les grands mystères, les suprêmes manigances. La panne. Minutage ! Outillage de contre-espion ! Le dispositif « B » ! Couenneries, va ! C’est l’histoire de l’archiviste chargé de recopier les archives avant de les détruire ! Un pareil tintouin ! Ce déplacement barnumesque ! Simplement pour permettre un effet de théâtre au plus fameux tueur à gages du siècle, y a de quoi éclater en sanglots, vous ne croyez pas ?

Eh ben, moi, j’éclate de rire.

Ça doit être nerveux, non ?

PITRE TROIS

L’homme aux cheveux immaculés m’emboîte la rifouille à son tour. Si bien qu’on se marre, face à face, connue deux bossus qui auraient décidé de se déguiser en chameau.

— J’aime que vous soyez à la hauteur des circonstances, déclare mon « client » ; tant d’autres flics, à votre place, tireraient leur nez devant une situation aussi saugrenue.

— Je peux vous retourner le compliment, monsieur…

— Braham ! En ce moment je m’appelle Martin Braham.

— Voilà qui sonne bien. Je peux, disais-je, vous retourner votre politesse. Car vous faites montre d’un beau panache. En apprenant qui j’étais, vous auriez fort bien pu détaler à l’anglaise.

Il use de son bouquin cartonné comme d’un tambourin.

— Quelle idée, commissaire ! J’ai un travail précis à accomplir, moi, ici. Je suis payé en conséquence. Très cher, d’ailleurs. J’ai touché des arrhes. Et quand j’ai touché des arrhes, je livre la marchandise !

— Qui est, en l’occurrence… ?

— La peau d’un homme, mon bon ami, vous vous en doutez !

On se défrime d’un air songeur. Et croyez-moi les gars, c’est pas une attitude : on songe pour de bon.

— Moi aussi, je suis payé pour un travail identique, monsieur Braham ; moins bien que vous, certes, mais avec de l’argent qui n’a pas d’odeur.

— Je crois savoir qui vous avez mission d’abattre, commissaire.

— Il n’est pas impossible que vous ayez deviné, monsieur Braham.

— Moi, n’est-ce pas ?

J’opine.

— Gagné ! Je suis à l’amende d’une tournée. Un autre bloody-mary ?

— Volontiers, si vous promettez de ne pas y verser subrepticement une ampoule de cyanure.

— Oh non, vous me prenez pour Lucrèce Borgia ? Je suis chargé de vous « accidenter ».

— De quelle manière, si ce n’est pas indiscret ?

— Je vous en ferai la surprise.

Curieux propos sous le tendre soleil canarien, n’est-ce pas ? Les Isles Fortunées ! Il s’y livre une joute peu banale. On ne se défie pas. Non, cet échange est badin, presque mondain… Terrible, d’une cruauté mécanique…

Braham rajuste son foulard qui se dénouait. La piscine grouille de baigneurs à présent. On entend miauler les deux plongeoirs et les ploufs se succèdent.

M’man a fini de tartiner les meules à Antoine. Une vieille Amerloque pourrie se fait bouffer le mufle, derrière un cactus, par un minet languissant qui préfère ça à une place de manar chez Ford. De toutes parts des obèses en maillot. Le nombre des gros lards qui s’exhibent la tripaille, mes fils, est incommensurable. On dirait qu’ils bichent d’exposer leurs ignobles bonbonnes et leurs monstrueux cuisseaux. P’t-être en sont-ils fiers. vous croyez pas ? C’est pas propre aux richards, notez. Sur les plages misérables, vous voyez des vachasses variqueuses et suintantes, pareillement déballées. Ces panses, ma doué ! Je panse, donc je suis ! Ah, les cames fumières ! Ah. les atroces salauds ! Les baudruches moisies ! A poil, à hernies ! L’organique qui se dilate ! Qui ébulle ! L’humain devenu monticule ! Comme j’ai l’honneur de les bien détester, de les mépriser intensément ! Mon dégoût se hisse au niveau de leur répugnantise. Elles sont purulentes, je suis purulé !

Infecté d’elles !

Voudrais leur déjecter dessus, corps et âme ! Que ma bave sanieuse soit notre seul trait d’union ! On n’a que des choses glaireuses à se dire.

— Vous ne croyez pas que vos supérieurs vous ordonneront de surseoir, lorsqu’ils apprendront que je vous ai débusqué ?

— Non, monsieur Braham, je ne crois pas. D’ailleurs, à quoi bon leur dire ? Cela change quoi à ma mission ? Elle est un peu plus difficile, du fait que vous êtes sur vos gardes, voilà tout. Mais j’aime les difficultés.

— En ce cas, vous ne me laissez pas le choix, San-Antonio.

— C’est-à-dire ?

— Qu’il ne me reste que la ressource de prendre les devants.

— Les « devants », comme vous dites, ne se prennent pas si facilement, lorsqu’on a initialement à honorer un contrat comme celui qui vous amène ici.

— N’en croyez rien : je suis un homme à idées.

— Je sais. Le plus rusé renard de votre carrière, a précisé mon chef.

Martin Braham a un sourire à la fois flatté et désabusé.

— Avec moi, fait-il, c’est toujours l’inattendu qui se produit. Vous verrez, je vous surprendrai. J’espère être à la hauteur de ma réputation. Figurez-vous que c’est mon dernier contrat. Une fois ce travail fait, je me retire. J’en ai ainsi décidé. Dans un coin du monde encore calme, une délicieuse maison attend mes vieux jours. Pas trop grande, mais belle et confortable. Avec une femme jeune qui a accepté de me faire des enfants. Je ne les élèverai probablement pas, mais les enfants et les chatons n’ont de séduisant que leurs toutes premières années. Très vite ils se mettent à ressembler à des adultes et le charme est rompu.

On renouvelle nos consommations. Le soleil se met à frapper sec.

— Voulez-vous un parasol ? demandé-je à Martin Braham.

Il secoue la tête.

— Surtout pas. Ces crétins de vivants pour la plupart considèrent le soleil comme un ennemi, alors qu’il est LA vie !

Nous cessons de parler, pendant un moment. L’instant est capiteux. Ce soleil, ce bruit d’eau, ces cris de gens en vacances… Sur la droite, le pic enneigé étincelle. Où qu’on se trouve, à Tenerife, on aperçoit le Teide. Il règne sur l’île, et sur tout l’archipel canarien. Certains soirs, son ombre pointue s’étale sur la mer et va toucher les rives de Gran Canaria. En ce lieu béni des dieux, en ce Jardin des Hespérides où le printemps est éternel, le drame couve. Me voici face à face avec celui que les Services secrets du monde entier connaissent sous le nom de « l’Homme », aujourd’hui Braham ! Un cas. Un cerveau ! Une main impitoyable ! L’assassin des célébrités. Celui qui a réussi les homicides les plus fameux de l’après-guerre. On ne sait rien de certain à son sujet. Ni d’où il vient ni qui il est. On le suppose Anglo-Saxon, sans être sûr de la chose. Il a de très hautes protections. Des organisations officielles ont fait appel à lui. Des polices irascibles ont en vain tenté de le confondre. Il est « l’Homme ». L’homme des situations inextricables. L’ultime recours dans les cas désespérés. Lorsque la diplomatie ne peut plus rien, lorsqu’un pouvoir s’avoue impuissant, il « intervient ». Et alors un leader politique, un chef de file quelconque, un potentat trop encombrant meurt. Il agit avec tant de prudence qu’il est devenu une sorte d’entité. C’est une puissance à lui tout seul ! Une émanation de la nuit. La main du meurtre sans cesse brandie. Une réincarnation de Fantomas, pour aller jusqu’au bout de mon lyrisme.

— Vous paraissez intrigué, mon cher ami ? remarque-t-il après avoir allumé une cigarette.