— Je le suis.
— On peut savoir ?
— Je ne vous imaginais pas ainsi.
Il fait claquer le capuchon de son briquet.
— On imagine rarement les gens tels qu’ils sont. Et même, sont-ils bien ce qu’ils semblent être, une fois qu’on les connaît ?
— Je ne parle pas de votre aspect physique, dis-je. Ce qui me frappe. c’est la contradiction existant entre votre personnalité et votre… heu… profession. Voyez-vous, monsieur Braham, pour moi, un assassin est fatalement un être anormal. Or, vous, vous me paraissez non seulement parfaitement normal, mais de plus très intelligent, et peut-être aussi non dénué de bonté. Il y a même de la bienveillance dans votre personnage.
Il acquiesce.
— C’est vrai, je me sens enclin à la bienveillance. Voyez-vous, commissaire, votre point de vue est un peu sommaire, si vous voulez me permettre. Vous me qualifiez d’assassin, rien n’est plus faux. Un assassin est l’artisan de la mort de quelqu’un pour des motifs qui lui sont personnels. Moi, je n’ai jamais tué que sur commande. Au début de ma vie j’étais l’être le plus paisible, le plus pacifiste de la terre. Et puis la guerre est arrivée. Tout a changé pour moi. Je me suis trouvé au cœur même de l’enfer, croyez-moi. Là où le mot vivre ne veut plus rien dire. Là où la peau d’un homme ne correspond plus à l’idée qu’on s’en fait. J’ai appris à mourir. Partant, j’ai aussi appris à tuer. Je me suis forgé une nouvelle philosophie. La guerre a cessé, mais cette philosophie m’est restée. Vous savez, San-Antonio, on prétend qu’il y a deux êtres dans chaque individu. Lieu commun ! Jekyll et Hyde ? C’est la dramatisation de la vérité. Tout le monde parle de l’œuvre de Stevenson, mais personne ne l’a lue ou, s’il l’a lue, ne s’en souvient. Dans la nouvelle, c’est Jekyll qui est vieux et moche. Hyde, lui, est jeune et il serait beau s’il n’exprimait le vice. Tout se ramène à l’homme et à sa solitude. Notre solitude, c’est Hyde, commissaire.
Il se tait pour regarder s’accomplir un spectacle d’une rare intensité visuelle : la surgissance du couple Bérurier et de son clébard. Un moment de l’humanité, croyez-en le narrateur ! Du jamais vu ! Du neuf ! De l’apocalyptique ! Ta rétine se décolle à mater la chose !
Faudrait des verres filtrants. Ça meurtrit le nerf optique, pire que des ultraviolets. On essaie de se le raconter ? Berthe, surtout ! Dès à première vue elle est terrible. Offusque l’entendement. L’émotion te gagne. Tu éprouves du froid dans la moelle pépinière (comme dit Béru). C’est monolithique, granitique et fuligineux, pour employer le langage des catalogues de peinture. Une alchimie passionnelle ! Un enchevêtrement fractionné du kinesthésique. Vous dire ! La barbarie contemporaine jointe à une prémonition de masse de l’indécadence aliénatrice (et je pèse mes mots) ! C’est Frankenstein mis en équation. Roberval mis en balance[4]. Elle catégorise la personne humaine, Berthy. Se déclare formellement nôtre.
J’ai promis de te la vous dire, je relève le déficit (cf. Béru). Pour des raisons qui n’appartiennent qu’à elle (Dieu thank you), elle porte des bas. Des bas très courts qui lui montent à peine au-dessus du genou. Des jarretelles roses, à fleurettes, les soutiennent. La Bérurière a passé un panty frangé de dentelle noire. Par-dessus le panty, un short à rayures mauves et blanches qu’elle n’a pu boutonner entièrement. Vous admirez la progression ? Ces couches superposées ? C’est schisteux comme fringage. Elle porte des chaussures à talon aiguille, mais c’est l’hémisphère nord qui mérite la palme. Et pourtant, que de sobriété ! Puisque aussi bien il n’est voilé que d’un soutien-gorge. Mais quel soutien-gorge, z’enfants, z’infantes ! Elle l’a acheté dans une succursale espagnole des Dames du bon Génie de France, son porte-loloches, mâme Berthoche ! C’est un monte-charge de nourrice ! En grosse toile, avec des trucs de renforcement par-dessous, et puis des courroies, des sangles, des étais. Un soutien-tétons de religieuse, quoi ! Il traduisait la chasteté, au départ. Préfigurait l’orthopédie. Heureusement, Berthe a remédié à cette austérité fondamentale. Elle a sauvé la situation à force d’inventions, d’initiatives, d’essais. Primo (comme disait Carnera) elle a décalotté l’extrémité de chaque poche pour laisser s’épanouir sa gorge. Pour le coup, ses monstrueux gredins débouchent à l’air libre comme de la crème de marron jaillit du chinois d’un pâtissier. Sur les flancs du sous-vêtement, Berthe a cousu des mignonneries, afin d’en dissimuler la rudesse. Ainsi, on peut découvrir : des étoiles en strass. un écusson du canton de Genève ; un edelweiss en velours, un portrait sur soie du prince Charles, deux porte-clés gracieusement offerts, l’un par Shell, l’autre par Dubonnet ; une médaille consacrée au premier vol spatial, une autre à Sa Majesté Paulsix en train de se faire palanquiner par les zouaves (pontificaux) ; deux grelots dorés ; un trèfle à quatre feuilles de feutrine. deux petits oiseaux en peluche, un joli sifflet scout ; un poisson rouge en celluloïd ; une queue de tigre Esso ; et un préservatif artistique espagnol, peint à la main (le motif représente le général Franco dans un médaillon portant sa fameuse devise : « J’irai jusqu’au fond des choses »).
Ses cheveux sont noués sur le sommet de sa tête et retenus par un de ces peignes en forme de tiare dont les Espagos ont le secret. Elle arbore des boucles d’oreilles en matière-plastique-massif (chacune figure une corbeille de fruits). Au cou, un collier de chien fait de deux colliers de chien mis bout à bout.
Aux poignets, des bracelets de raphia précieux, larges comme des carpettes. La dame a des bagues de Prisunic à chaque doigt. Elle balance en marchant un transistor vociférant après lequel son chien aboie avec frénésie, et donne le bras à un époux qu’il est bien superflu de vous décrire, son extravagance restant en deçà de celle de l’époustouflante Berthe.
— Hou, haou ! crie Marie-Mary en voyant surgir le couple onclard. Sauciflard !
Le canin interpellé cesse de manifester son aversion pour le paso doble et bondit en direction de la mouflette. Ceux d’entre vous qui ne l’ignorent pas le savent : un chien pressé se souvient toujours que la ligne droite est le plus court chemin d’un poing à un os. Sauciflard fonce à travers les transats, arpentant les académies des grosses vachasses dont j’ai allusionné précédentement, renversant les flacons, trouant les journaux, faisant tomber les cigarettes des lèvres, bref, semant un léger vent de panique sur son passage. Il parvient en bordure de la piscine, et, ne pouvant la franchir d’un bond, consent à la contourner, mais en la serrant au plus près, si bien que cet animal de chien se jette délibérément dans les pattes de sir Hugh Nod, ambassadeur de sa grassieuse mocheté auprès des cinq sièges, lequel sir passait par là sans savoir nager, dans un beau costume de flanelle grise à rayures et à œillet-à-la-boutonnière. Ce que vous espérez ardemment se produit : Hugh Nod pique un plongif dans la piscine, avec son cigare, son monocle et sa complète ignorance de la natation. Naturellement tout le monde rit, quelques personnes peu charitables se permettent même d’applaudir, et puis, comme le diplomate en vacances fait des bulles au lieu de la brasse, des baigneurs serviables plongent pour l’aller repêcher. Cet incident a détourné l’attention que la société portait aux Béru. Le Gros arrive, la face éclairée par le soleil et le vin espagnols. Son bermuda saumon et sa chemisette à fleurs, large ouverte sur une reproduction miniaturisée de la forêt amazonienne, sentent encore le neuf et déjà la friture. Il me cligne de l’œil pour me féliciter d’avoir si vite noué des relations avec « l’Homme ».
4
Roberval qui devait inspirer Montherlant, puisqu’il était le fils de Personne. (Note pour les moins cons que vous.)