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Je juge le moment venu de l’affranchir :

— T’as une seconde, Gros ?

Je m’éloigne de la table, en direction du rayon ou l’on vend des couteaux à manche de corne. Il me filoche, intrigué, sentant bien que j’ai à lui déballer de l’inédit.

— Tu sais ce que nous sommes venus faire au cap Nord, Gros ?

— Non.

— Rien ! C’est juste un nuage de fumée artificielle destiné à cacher autre chose.

— Quoice ?

— La merde au chat ! En réalité nous sommes en mission, mon pote. Et une mission pas fantoche que je te débonderai sur place le moment venu.

Il murmure :

— En mission !…

— Oui, monsieur Bérurier !

— Et t’apportes mon épouse et mon enfant en mission av’c nous ! Tu chies pas la honte !

Son ton est âpre. Je sens arriver l’orage, que dis-je : la tempête.

— Parfaitement, Alexandre-Benoît, parce que c’est grâce à eux que nous allons la réussir !

Il prend son air de maquignon normand sur le sentier de la foire.

— J’m’étonnais aussi qu’tu eusses envie d’partir t’en vacances z’av’c nous. Connaissant l’oiseau, j’pressentissais un turbin dont au sujet duquel j’ parviendais pas à m’faire une idée. Maint’nant je pige. Môssieur l’commissaire de mes énormes deux utilise les innocentes femmes et les pauv’z’enfants t’en bas âge comme bouclier ! Y les fait marcher d’vant lui, comme des otages. Alors là, l’ami, tu t’as gouré d’adresse. Moi, la famille, c’est sacré ! Y doive bien n’y avoir un train qui fait cap Nord-Paris ; aussi sec je vas prendre des places pour moi et les miens et en voiture Simone !

— Tu es un porc épique, Gros !

— J’sus tel qu’ je sus, dit pesamment Alexandre-Benoît ; en tout cas pas un homme capab’ de sacrificer sa famille pour des combines à la mords-mon-zob !

Comme il gueule, je l’entraîne dehors. Là, au moins, le vent rageur du nord lui coupera le sifflet. Effectivement, on a du mal à se tenir à la verticale sur cette damnée falaise.

En termes concis, je lui rapporte l’histoire tragique de Mikhael Strogonoff qui déroba aux Soviets un caisson de factotum exubérant, le planqua et se fit démolir.

Il m’écoute. Je clame dans la bourrasque pour atteindre ses tympans bétonnés. Je trouve des mots, des formules. Lui, Béru, héros de la police, se mettant avec les siens au service de la pauve chère France qui part de plus en plus en quenouille (voire même en couilles !). Cet acquis du minerai lui ferait faire un bond dans le domaine industriel, ingénieuse comme elle est ! Tu vois d’ici le parti qu’elle pourrait en tirer, la France ? En somme, que craignons-nous ? Mille fois rien ! Il s’agit d’établir un innocent bivouac dans le coin où le fugitif russe a placardé son larcin.

Une honnête famille : papa, maman, bébé, tonton, s’arrête pour vivre une existence de pure liberté dans un lieu désolé. Pêche, ramassage de champignons ou de baies sauvages, safari photos pour flasher les rennes et, qui sait, les élans ! Comment veux-tu que les quelques Ruscoffs laissés éventuellement en observateurs pensent un instant que nous sommes des perdreaux français venus à la conquête du Graal ? Cette forte femme et ce paisible obèse baisant à burnes rabattues ; ce bambin niais ; et moi, chiquant les hirsutes bas de plafond, peuvent-ils être suspectés de mauvaises inventions ? De l’innocence en campement ! Au bout de quarante-huit heures « ils » ont cessé de nous accorder le moindre intérêt. Dès lors, mine de rien, je me mets à jouer les Pluto, la truffe à ras de terre. Je déniche le caisson, on le charge en loucedé dans un compartiment secret astucieusement aménagé dans notre camping-car et on repart tranquillos.

Je prends Bérurier par ses revers pour lui jacter dans les naseaux :

— Il y a autant de danger pour ton gamin dans cette affaire que dans une boîte de crayons de couleurs. Cela dit, si tu as une arrière-pensée, rentrez et j’irai seul.

Sa Majesté renifle une chouette stalactite consécutive au froid qui nous transperce, puis il déclare :

— J’te fais confiance, mec. Simp’ment j’ t’préviens qu’ s’il arrivererait quéqu’chose à mon p’tit prodige, t’serais obligé d’marcher à reculons vu qu’ j’te mettrais la figure dans le dos !

On rejoint les autres. Bérurier déclare alors qu’il s’est pleinement rendu à mes raisons et qu’il est partant pour une partie de plein air en Laponie finnoise.

— Quand partons-t-il-nous ? demande passivement sa rombiasse en enroulant sa guibole truiesque autour de ma jambe.

— Demain, aux aurores. Et vous, mes amis, fais-je au couple de savants, vous retournez bientôt à Bruxelles ?

Ils paraissent surpris par ma question.

— Mais nous ne vous quittons pas ! déclarent-ils en chœur. Nous avons tout notre temps et nous trouvons cette idée de vacances en forêt excellente.

Le Mastard me coule un long regard de bovidé suivant le passage du Trans-Orient Express.

— Dans l’cul, la balayette, me souffle-t-il à l’oreille.

— Pas de panique, réponds-je. Il y a toujours une solution à nos problèmes, le tout c’est de la trouver.

LE TERMINUS

Ce qui importe, dans la vie, c’est d’avoir l’œil pour piger instantanément le mécanisme des choses et le comportement des gens.

Quand on reprend le bac, les gars du ferry font entrer les gros véhicules en premier. Je m’arrange donc pour me pointer en tête de peloton. La traversée est brève, néanmoins il est prévu un coin bar sur le pont pour permettre aux passagers de s’alcooliser pendant le voyage. J’y convie ma petite troupe, lui commande des boissons variées qui vont de l’incontournable Coca pour Apollon-Jules jusqu’à la vodka à 70° pour son père ; puis je m’esbigne jusqu’à la cale où sont remisés les véhicules. Un marin s’interpose. Je lui explique comme quoi j’ai un médicament à récupérer pour mon petit garçon et il me laisse passer. J’ai déjà repéré la Cherokee d’Irma. Vite fait, bien fait, j’enfonce la lame de mon couteau suisse dans son boudin avant droit. Peu après, je rejoins la coterie.

On libationne un brin, tout le monde buvant sec dans mon corps franc. Et puis c’est très vite la rive verdoyante sur laquelle, en cette saison, le soleil ne se couche plus, se contentant de décrire une espèce de « 8 » à l’horizon, sans que sa luminosité en soit affectée.

Il est tacite que nous nous suivions, et qu’une fois débarqué, le premier à terre se remise pour attendre l’autre.

Je me trouve au volant, ayant Bérurier à mon côté. La Gravosse et son lardon occupent l’intérieur. Le môme est grognassou because il a trop bouffé de baleine. On lui en a servi un steak qu’il a dévoré, malgré le goût infect de ce mammifère marin auquel je préfère, et de loin, une friture de goujons. Il en a exigé un autre que ses parents, gens faibles avec leur héritier, lui ont concédé. Et ensuite un troisième. La chose s’est passée ce morninge, au petit déjeuner. A présent, le petit d’ogres digère avec quelque difficulté et je pressens une gerbance imminente.

Une fois à terre, je fonce à vive allure par la route de Kistrand. La veille, j’ai potassé la carte en compagnie des deux profs et nous avons décidé qu’une fois à Kistrand, nous obliquerions à droite en direction de Skaldi.

En me voyant décarrer après le débarcadère, Bérurier lève sa paupière gauche (la plus lourde) et murmure :