Je capture ma truite : c’en est bien une. L’assomme sur un rocher. Et alors je me consacre pour de bon au bruit de moteur. Il provient du large. Le lac Nikitajärvi, pour te dire, ressemble presque à une mer intérieure. Tu aperçois la rive d’en face parce qu’il forme un téton, mais sur la gauche, ses limites se perdent dans une brume estompeuse.
A force de scruter cet infini liquide, je finis par distinguer un point sombre frangé d’écume ; ça, c’est un canot automobile, je te parie tes couilles contre une merguez sous cellophane. Abandonnant ma canne à lancer, je fonce jusqu’à Béru. Il achève de combler la fosse.
— T’es pas trop crevé ? hargneuse-t-il. Je voudrerais pas qu’ tu t’ fissasses un tour d’reins en maniant ta canne à pêche, mec !
— Voilà quelqu’un, éludé-je. Remise tes instruments et fous des branchages sur la terre remuée.
Et je retourne pêcher.
Le canot se précise. Il a une drôle de forme : aplatie, et une drôle de couleur : jaune pisseux. A son bord, un seul personnage : un homme d’une soixantaine d’années dont le visage est coupé en deux par une forte moustache blanche. De loin, on dirait deux moitiés de gueule séparées par un intervalle. Au fur et à mesure qu’il approche, je constate qu’il porte un semblant d’uniforme : veste verdâtre à boutons dorés, képi plat à visière noire.
J’adresse un signe de bienvenue au canotaumobiliste, mais il n’y répond pas.
Bientôt, il baisse les gaz de son Evinrud, puis les coupe tout à fait, s’empare d’une gaffe terminée par un crochet et accoste. Il jette un cordage sur le sol, saute sur la terre ferme et finit par amarrer son bâtiment à une grosse pierre.
Alors il vient vers moi et, naturellement, ce vieux con m’adresse la parole en finlandais. Y a des mecs, je te jure, qui ne doutent de rien ! Non mais ce qu’il faut tenir comme couche pour parler finlandais ! Surtout à quelqu’un venu d’ailleurs ! Et il trouve ça tout naturel, le moustachu. T’es là, made in France, tu pêches, et môssieur se met à gutturer avec des mots bourrés de « a » et de « u » à trémas. Et il attend une réponse, ce vieux nœud !
Je lui mimique à quel point j’entrave que pouic à son patois et combien c’est sans espoir, qu’au grand jamais une seule syllabe de son dialecte ne franchira mes lèvres arpenteuses de chattes humides !
Alors il résigne et demande :
— Vous comprenez l’allemand ?
Bon, là, je dodeline. Le chleuh, c’est pas la langue de mes rêves et le seul reproche que je fasse à Mozart c’est d’avoir écrit ses opéras en boche ; pourtant, comparé au finnois, cette langue me semble aussi délectable que celle de notre petite voisine qui est venue récupérer son ballon chez nous, l’autre après-midi.
Des nouveaux locataires. Lui est pharmacien à Saint-Cloud, la gamine a une quatorzaine d’années et déjà une frimousse de pompeuse de zobs. Je l’ai aidée à chercher son ballon qu’elle retrouvait pas : il était coincé sur notre tonnelle, y a fallu un escabeau. En le lui tendant, mine de rien, j’ai murmuré :
« Ça mérite bien un baiser, non ? »
Je m’attendais au gros mimi sur la joue, comme pour tonton. La salope ! Voilà qu’elle me chope par la nuque et me roule une pelle qui aurait foutu la diarrhée verte à un caméléon ! Ce panais ! Ah ! dis donc, elle m’a vérifié toutes les chailles : des incisives aux molaires du fond. J’aurais pas subi l’ablation des amygdales, j’y avais droit aussi !
C’est ensuite que le tracsir m’a biché : pendant que je la raccompagnais au portail en marchant au pas de l’oie. Je me suis vu embastillé pour outrage aux mœurs, tentative de viol et autres bluettes du genre ! Cette greluse, je m’en gaffe comme de la peste bubonique. Je suis sûr qu’un de ces quatre, quand elle me saura seulâbre à la maison, elle viendra me traîner son petit minou sous le pif pour voir la manière dont je réagirai.
Et bon, ça nous éloigne. Je t’expliquais comme quoi le vieux aux blanches bacchantes se sert de l’allemand pour communiquer avec ma pomme. M’explique, en aboyant presque, que ce lac est formellement interdit à toute forme de pêche. Il sert de réserve nationale. Il renferme des espèces disparues, des silures vieux de plusieurs siècles, des carpes qu’en comparaison desquelles, celles de Versailles sont des poissons rouges pour tombolas de fêtes foraines. C’est un joyau de la couronne finnoise. Comment dis-tu ? Y a pas de monarchie en Finlande ? Et alors ? Tu crois que ça empêche les Finlandais de s’enculer en couronne, pendant LA nuit (qui dure six mois et un jour !) ?
Le gonzman, je lui explique que nous sommes des touristes français et que nous ignorions cet interdit. En France, on nous vante toujours la beauté et l’empoissonnement des lacs d’ici. Alors on croyait. Mais bon, nul n’était censé ignorer la loi, je vais douiller l’amende.
Cette peau de zob fanée ne l’entend pas de ce tympan crevé ! Le délit que j’ai commis est punissable de prison. Je dois être déféré devant un tribunal car je ne relève pas du simple P.-V. La couille, je te dis ! La sale couillerie dans toute sa gloire. T’as des jours sans, quoi ! Ça te pleut sur la frite et t’as pas de pébroque pour te tenir au sec.
Je lui demande « et alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Il me réclame mon passeport, l’enfouille et m’enjoint de le suivre jusqu’à Tupuduküu où il me remettra aux autorités de justice. Il va finir par me faire croire que je suis un dangereux criminel. Faut-il qu’ils se plument dans ce patelin pour faire un patacaisse pareil pour deux poissons !
La Berthe qui a repéré l’arrivée du garde se pointe, dans ses affrioleries les plus pimpantes. Elle arbore un soutien-gorge rouge sang, immense comme deux ballons de basket et un bermuda blanc, tellement tendu qu’on peut compter ses vergetures à travers l’étoffe.
— Que se passe-t-il-t-il, Antoine ? J’ai l’impression que vous n’êtes pas d’accord avec ce monsieur.
Je lui résume les données fondamentales du problème. Elle récrie à son tour. Comment peut-on arrêter un honnête citoilien parce qu’il s’amuse à lancer un morceau de métal à pompon dans un lac ?
— Il est buté comme un tampon de chemin de fer, ce vieux con ! fulminé-je.
La Gravosse est femme de décision énergique.
— Disez-lui qu’vous allez prévenir mon mari d’votre départ, moive, pendant ce temps, j’vas essayer de me mett’ dans ses bonnes grâces.
Je traduis au moustachu. Il consent (comme une louf de Béru). Je m’éloigne en direction du Gravos et, m’étant retourné, j’avise le garde qui pénètre dans le mobile home derrière les miches de la Gravosse. Cette inferneuse va-t-elle le ramener à une juste clémence ?
Ma pomme, une pensée diabolicienne me surgit en pleins méninges. Je reviens à pas de loup et grimpe dans la cabine du véhicule. Un guichet coulissant permet d’entrer en contact avec les passagers de l’intérieur. Je l’écartouille la moindre, juste faufiler un zœil investigueur dans le logis à roulettes. J’avise la Mastarde vautrée sur le canapé, ses jambons écartés. Elle a prié le garde de déposer son vieux prose sur le fauteuil qui lui fait face et lui sert un verre de muscadet.
— It is french vinasse, my lord, explique-t-elle.
Le vioque commence par refuser, mais, devant l’insistance de son hôtesse, il finit par écluser. Leur converse serait vite languissante si l’Ogresse n’employait le langage manuel.
— You have bioutifoule bacchantes, pépère, ça doit z’être un vrai bonheur d’ se laisser crougnougner le trésor par un mec qu’a des baffies pareilles !
Et de lui lisser les moustaches, mutine et rieuse. Pépère, il se sent plus. Je le situe veuf ou marida à une poupette frisottée, asséchée de la moulasse. Y a lulure qu’il a pas dû tremper, le garde ! La courtisane Bérurière se met à lui zéphirer le kangourou de sa dextre de velours. Au début, il est tellement interloqué qu’il regimbe un peu. Puis, sachant que les Françaises sont femmes expertes aux manières propices, il s’abandonne.