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— Dites-moi, mon brave Uhro, après l’incident de frontière avec les Russes, il y a quatre ans, avez-vous reçu la visite de gens désireux de vous questionner ?

Le vieux ne répond pas tout de suite. Puis, se décidant après une lutte intérieure :

— Non, je n’ai pas reçu de visite, pourtant je crois bien avoir été questionné.

— C’est-à-dire ?

— Un jour, en forêt, derrière chez moi, j’ai rencontré deux hommes qui chassaient l’oie sauvage. Ils m’ont montré leurs permis. Tout était égal. Ensuite, ils m’ont offert une rasade d’aquavit. J’ai accepté de boire un bon petit coup. A peine je leur ai rendu leur gourde que je me suis écroulé par terre. Quand je me suis réveillé, j’avais un mal de crâne phénoménal et l’impression d’avoir subi un long interrogatoire épuisant. Vous savez, y a des sales types qui n’hésitent pas à vous médicamenter de force pour vous obliger à parler.

— Quelle horreur ! lâché-je, sincèrement.

Je le reconduis jusqu’à son grand canot. Il est complètement schlass, Uhro !

En grimpant dans son embarcation, il bute sur un plot de ciment placé à l’avant et va s’ouvrir la peau du crâne contre le banc de nage. Il sacre (le sacre du printemps), étanche le raisin qui dégouline jusqu’à sa moustache avec un large mouchoir à carreaux en m’expliquant que l’administration a mis à sa disposition un canot tellement mal foutu que, s’il ne le lestait pas à la proue, une fois lancé à pleine vitesse, il lèverait tellement du nez qu’il se retrouverait le cul dans l’eau avec son Evinrud. Bon, il s’affale près du moteur et tire sur le lanceur. Ça ronfle. Je détache la corde maintenant le rafiot à la rive et le repousse du pied. Pépère, la force de l’habitude aidant, décrit la bonne manœuvre et s’éloigne.

Il crie avant de mettre les gaz :

— Et que je ne vous reprenne pas à pêcher, sinon vous ne coupez pas au tribunal !

Faut dire que je lui ai remis les photos compromettantes, ce qui lui compose une sorte de virginité toute neuve. Je suis certain qu’il va les mettre en miettes au milieu du lac et balancer les confettis à la baille. Je pense que l’air du soir contribuera à le dessoûler et qu’il rentrera sain et sauf chez lui.

On a du mal à s’imaginer l’existence de certaines personnes. La solitude qui est leur lot, jour après jour, en attendant de finir… Lui, il parle de sa retraite à Rovaniemi. Il y foutra quoi dans ce bled sinistre, après avoir passé sa vie en pleine nature ? Le supermarket ? Des bars. Et puis quoi d’autre ?

Je reviens, pensif au mobile home. Des relents de poisson traînent encore autour du véhicule. Dire qu’on a bouffé un animal en voie de complète extinction ! Bon, et alors ? L’homme aussi disparaîtra un jour, après les baleines blanches et les éléphants. On est de passage. La Terre également. Simple question de temps. Comme on dispose d’une durée de papillon, les millénaires nous font un effet d’éternité.

Mais que tu sois un mec ou la piéride du chou, t’es condamné, toi et ton espèce. La dérive des continents l’atteste. Les temps viendront où le pôle Sud fondra, où l’Himalaya ressemblera à la Beauce et nous, on sera déjà nazes depuis lurette ; moins qu’inexistants : anéantis ; sans le plus léger témoignage fossile. Récupérés, corps et âmes, par une alchimie nouvelle et monstrueuse, nous serons devenus « autre chose ». Ça te flanque pas les jetons, cette perspective ? T’as toujours envie de la Légion d’honneur ? Ben à ta bonne santé, mon pote !

— Apollon-Jules n’est pas avec vous ? me demande Berthe-à-la-grosse-moule.

— Non.

— Je croiliais. Je viens d’me souviendre qu’il a pas dîné. On s’occupait de votre vieux gazier et j’n’y ai point prêté attention.

Elle secoue l’ignominieuse épaule du Mammouth, lequel dort son vin sur son coude en polochon.

— Sandre !

Il rote dans son sommeil : prélude à sa parole imminente.

— Mouaise ?

— Où qu’est l’gamin ?

Sa Majesté dégluante ses paupières en capotes de fiacre. Promène le regard ainsi débusqué sur la roulotte, l’arrête sur sa rombière.

— Quoi, l’gamin ?

— L’était z’avec toi quand tu creusais ?

— M’voui.

— Y n’t’a pas suivi quand t’est-ce t’es venu manger ?

Le Mastard roule un regard de rubis, se penche sur la fesse gauche comme un motard dans un virage et balance un chapelet de louises.

— C’est pas une réponse ! déclare péremptoirement Berthe.

Alexandre-Benoît produit un nouvel effort, moins centralisé, se lève en geignant et sort sur le pas de la porte.

Dehors, les troncs sombres font des hachures à l’infini. Une toile de Hartung.

— Apollon-Juuuuules ! hurle le Gros.

Son puissant organe, tel une corne de brume, part vers d’insondables confins pour y héler son rejeton ; mais hélas, l’enfant hélé par ce père zélé, ne donne pas signe de présence.

— Alors, tu me l’as perdu ? demande froidement Berthe.

— Pourquoice j’l’aurais perdu ? C’est toi, la grosse morue, qu’en étais responsabe. Moi, j’travaliais.

— Elle est raide, celle-la ! Y l’était avec toi, tu l’reconnais !

— Minute, pute borgne ! Y l’était av’c moi jusqu’à ce qu’il n’y soye plus.

— Tu veux qu’j’te dise, Sandre ?

— Garde-z’en-toi bien, que sinon j’te fous mon poing dans la gueule pour t’ donner des couleurs, boug’ d’ tas de merde !

J’interviens :

— Allons, allons, mes amis, il y a plus urgent à faire que de vous engueuler : retrouver le môme. Moi, je fais la rive du lac, vous deux partez en « V » dans la forêt.

Subjugués par mon autorité, ils foncent. Quant à moi, je me suis réservé la mauvaise part car, si Apollon-Jules est tombé à l’eau en jouant sur la rive perfide de Nikitajärvi, il est à redouter qu’il s’y soit noyé.

Je cours le long de l’eau verte. Par endroits, elle est presque noire, à cause de la profondeur. Mon cœur m’est remonté dans le gosier, ce qui me gêne pour respirer. Une espèce de prière informulée tournique dans mon esprit, à l’endroit où se forme l’âme : « Faites qu’il ne lui soit rien arrivé. Faites qu’on le retrouve ! » Je cours, les yeux sur la rive rocheuse, cours à perdre haleine (et mon briquet, si je fumais).

Je voudrais appeler l’enfant, moi aussi, comme ses parents sont en train de le faire. Leurs deux voix de rogomme s’éloignent en le hélant. Mais je ne peux pas, tant tellement mon corgnolon est serré. Le cordon de la bourse d’Harpagon ne saurait l’être davantage. Je souffle pis qu’un bœuf escaladant l’Izoard pour aller regarder passer le Tour de France. Je cours…

Et puis voilà que je ne cours plus. Fusillé par la détresse ! Je m’entends balbutier : « Oh ! non. »

A quelques mètres de moi, dansant sur l’eau tranquille : le ballon d’Apollon-Jules. Un ballon à tranches de couleurs : rouge, jaune, bleu.

Je m’approche de la flotte, mais on ne voit en son sein (comme l’écrit la comtesse de Paris) que sur une distance n’excédant pas cinquante centimètres, tout de suite après l’opacité règne.

Si, pourtant, je distingue quelque chose. Je me dessape tour de main et plonge. Je tâtonne dans des algues limoneuses, insiste et finis par ramener une petite sandale de cuir ayant appartenu au fils Bérurier.