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Je ressors de la flotte glacée et tombe sur mon cul, kif une poire mûre.

Les appels du couple continuent de me parvenir. Ils vont s’affaiblissant. Il faut que je les prévienne ! Mais tant qu’ils hurlent le nom de leur moutard, j’ai l’impression qu’il est encore vivant.

LE CHAGRIN ET LA VENGEANCE

Oui, le jour de la noyade du petit Apollon-Jules fut le plus cruel de ma vie. Un jour à arracher du temps, à arracher de soi-même. Le plus maudit des maudits jours qui nous entraînent inexorablement vers la calamité finale.

Était-ce l’intensité de mon chagrin, ou bien l’eau glacée dans laquelle j’avais plongé ? Toujours est-il que j’eus une sorte de syncope et que je dus m’allonger dans les courtes fougères poussant entre les rochers.

Je restai là longtemps, terrassé par l’adversité, mort d’une incommensurable honte d’avoir organisé ce singulier voyage avec ce bambin en « couverture ». Je vomis le poisson rare, le muscadet, le reste. Que ne me vomis-je moi-même !

Les appels des parents avaient cessé. Les heures coulèrent bassement sur les lieux de la tragédie. La lumière baissa d’un ton, ce qui était à la nuit sa manière de tomber. Enfin il y eut de nouveaux appels angoissés. Cette fois, c’était mon nom que l’on criait. Les Bérurier s’apportèrent, hors d’haleine, violacés par leurs recherches.

Quand ils m’aperçurent, ils forcèrent l’allure.

— Qu’est-ce y t’est arrivé ? demanda Béru.

Alors, je lui tendis la sandale et lui montrai le ballon multicolore que la légère brise du faux soir chassait vers le large.

Berthe comprit et poussa un grand cri qui évoquait celui de l’otarie femelle en gésine. Elle si grotesque toujours devint pathétique. Elle avança dans l’eau jusqu’à mi-cuisses et brandit les bras au-dessus du lac en un geste d’imploration, mais d’implacable exigence aussi.

Je me relevai, hagard. Alors Bérurier me saisit par la chemise.

— Salaud ! gronda-t-il. T’as réussi à tuer mon garçon, hein ? Si tu nous aurais pas amenés ici, y n’se serait pas noyé ! Mais tes sales combines prévaudent tout, pour toi.

Il me fila une patate au bouc. Il me sembla alors que ma tronche était un poste de téloche qui venait d’imploser. Ensuite il me mit trois courts crochets du gauche au foie qui me privèrent d’oxygène. Il poursuivit par un formidable coup de tronche en pleine poire et je sentis craquer mon nez. A bout de lucidité et d’énergie, je chutai comme un sac de linge propre (j’en ai marre des vieux clichés), à demi agenouillé, mais l’épaule droite coincée contre une roche arrondie. Ce presque k.-o. ne suffit pas au père vengeur qui continua de me massacrer avec ses pieds.

A la fin, tout s’anéantit pour moi ; j’eus l’impression de tomber dans une profonde et étroite crevasse noire, heurtant une paroi puis l’autre jusqu’à ce que je me disloque au fond du gouffre.

J’étais seul, répudié, vaincu, mutilé. Ma tête était poisseuse et devait avoir doublé de volume. Je ne pouvais plus respirer par le nez, plus ouvrir la bouche.

J’avais participé à beaucoup de bagarres, au cours de ma vie tumultueuse, subi bien des corrections, mais je n’avais jamais encore encaissé une dérouillée de Bérurier ; et ça, je peux te dire que ça fait bobo ! Je pensais fermement que, même si l’on parvenait à me réparer, je ne serais jamais plus comme avant.

Tant mal que bien, je me mis sur mes pattes de derrière afin de retourner à la clairière. J’y parvins après mille souffrances car mon corps tout entier avait subi de graves avaries et le moindre mouvement m’arrachait un cri.

J’eus un choc en constatant que le mobile home avait disparu. Les Bérurier, fous de chagrin, égarés par la douleur, étaient repartis sans moi. Je me retrouvais seul dans la forêt anéantie, entre la tombe d’une jeune fille et celle, liquide, d’un petit enfant dont les silures centenaires devaient dépecer le pauvre petit corps. L’abomination ! Le fond, le fin fond de la misère humaine.

Que faire ? Marcher ? Mais je n’avais pas d’autre repère que ce soleil à la con qui se déplaçait à peine au-dessus du pôle Nord. Et puis je me sentais incapable de marcher longtemps. Alors je repensai au père Uhro, là-bas, de l’autre côté du lac. Le vieux garde constituait mon unique secours. Mais comment l’alerter ?

J’eus une idée. Je coupis une branche morte de la longueur approximative de ma canne à lancer et j’allis à l’endroit où, la veille, j’avais sorti de ses profondeurs le gros poisson dont l’espèce se mourait.

Je m’arrachis l’épaule comme un con à faire pendant des heures le simulacre de lancer une cuiller au loin. Je savais le dabe suffisamment charognard pour tenir parole et venir m’arrêter en cas de récidive.

A la fin de la troisième heure, mes efforts furent récompensés et le bruit rassurant d’un moteur retentit.

Il fut atrocement déçu en constatant que je tenais un vulgaire bâton sans ligne ni moulinet. Sur le moment, il crut que j’avais planqué ma canne en fibre de verre en entendant son moteur, mais je le détrompai vite en lui montrant la disparition du camping-car et en lui racontant la tragédie que nous venions de vivre. Plus que tout, ce qui l’impressionna, ce fut mon dénuement physique.

— Vous êtes méconnaissable, m’avertit le digne homme (lequel s’était remis de sa biture). Que vous est-il arrivé ?

Je lui expliquai que je m’étais fait ça en plongeant depuis les roches pour tenter de retrouver le cadavre de l’enfant.

Il déclara :

— Peine perdue, mon ami. Il y a dans les profondeurs du Nikitajärvi une faune qui ne fait pas de cadeau. Vous avez entendu parler des piranhas d’Amérique du Sud, capables de dévorer un bœuf en quelques minutes ? Eh bien, ici, il en va de même. J’ai vu des ouvriers forestiers dévorés sous mes yeux alors qu’ils se baignaient. Et pourtant, je les avais avertis.

— Alors que tenter ?

— Rien ! A l’heure présente, le petit est presque anéanti, son crâne excepté. Et encore, un crâne de petit enfant est moins résistant que celui d’un adulte ! Le mieux que vous ayez à faire, puisque les parents sont partis, c’est de venir avec moi. Une fois à la maison, je téléphonerai aux autorités pour faire la déclaration, mais ça ne vous dispensera pas d’aller à Véröltua pour que la police enregiste votre déposition.

— Et comment m’y rendrai-je ?

Il se ramone les muqueuses et expectore puissamment, à au moins dix mètres (le record du monde étant détenu par Bérurier-le-massacreur qui lance le glave à vingt-huit mètres trente-deux, performance constatée par huissier).

— Vous avez de l’argent ?

— Certes…

— Des dollars ?

— Quelques-uns.

— Cent ?

— Je pense.

— Alors, pour cent dollars, ma nièce vous conduira à Véröltua.

— Parfait.

Je prends place dans sa barque plate.

— Asseyez-vous plus en arrière, me conseille Uhro, car avec la barre de béton qui leste l’avant, il y aurait une mauvaise répartition du poids.

Je lui obéis mornement. L’existence n’a plus de sens pour moi ; j’existe encore par routine, parce que je suis sur terre pour ça.

Je m’assois, les genoux écartés, la tête pendante. S’il n’y avait quelque part Félicie qui m’attend, je plongerais au sein du méchant lac pour y vivre le calvaire d’Apollon-Jules.

Venir dans ce bled perdu pour y faire se noyer le môme ! Jamais j’expierai une telle faute ! Sans doute ne suis-je pas directement responsable, il n’empêche que c’est à cause de moi qu’Apollon-Jules est venu finir sa brève existence dans les eaux vénéneuses du Nikitajärvi, pleines de monstres antédiluviens ! La vie d’un enfant, Seigneur ! Qu’ai-je donc fait pour mériter cela ? Comment vais-je pouvoir enchaîner les jours aux jours ? Quels seront mes sommeils dorénavant, et pire : mes réveils ?