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Le moteur tourne rond avec son bruit sec. L’embarcation glisse sur l’eau plate. Je n’ai pas la force de me retourner sur le paysage désolé qui s’éloigne.

La partie de la rive où habite Uhro n’est pas encore détruite par l’espèce d’insecte arborivore ; il commence seulement à l’attaquer. Les frondaisons jaunissent comme sous l’effet d’un précoce automne. Mais la mort est là, qui travaille en secret, tueuse de forêts.

La maisonnette du garde est sympa comme un jouet. Les murs en sont verts, le toit rouge et les volets jaunes. C’est une construction de bois pas très grande contre laquelle s’arc-boute un hangar.

Je l’aide à tirer sa barque au sec, puis nous empruntons le sentier conduisant à sa crèche et qu’aperçois-je alors ? Notre mobile home stationné sous la remise.

Les Bérurier sont dans la pièce de séjour de Uhro. Ils pleurent tout en mangeant un reste de ragoût que leur a proposé la nièce du bonhomme. Rien de plus pathétique que de voir ces deux ogres en larmes qui mastiquent avec toute l’énergie de leur désespoir.

Ils me regardent entrer et les sanglots de Berthe redoublant, elle doit reposer dans son assiette la bouchée en cours.

Elle balbutie à l’adresse de son époux :

— Qu’est-ce t’y y a mis dans la gueule, Sandre !

Le Mastard répond :

— C’est l’tuer que j’aurais dû, si j’l’aimais moins.

Ces paroles me fendent l’âme. Quelque chose d’indicible explose en moi. Voilà que j’éclate en sanglots hoqueteurs sans même foutre mes mains devant ma frime pour chialer.

— Tu peux ! me jette hargneusement le Gros. Il est bien temps, maintenant !

Il ajoute :

— Dis au moustachu qu’on est venus pour qu’il préviende qu’on a b’soin de secours. Faut qu’on envoye des hommes-grenouilles, du matériel ! J’repartirerai pas d’ici sans le corps d’mon môme !

Je n’ose lui répéter les sinistres paroles du garde concernant le sort réservé aux noyés du lac Nikitajärvi.

Je fais part au vioque de sa requête. Uhro me répond qu’il ne faut pas compter sur un déplacement de secouristes. Il va prévenir les autorités de Véröltua du drame, mais c’est à nous d’aller les trouver pour solliciter leur assistance.

Le Mastard auquel je traduis entre dans une colère justifiée. Il gueule que quand on a des lacs, on en est responsable, sinon, on les assèche ! Il ira au consulat de France le plus proche et on voira c’qu’on voira.

Imperturbable, Uhro tubophone. Et alors sa nièce revient du cellier où elle est allée chercher de la bière. Bon, je suis détruit du mental, mais il subsiste en moi suffisamment de sens critique pour que je puisse apprécier l’arrivante. Charogne, la belle fille ! Ça c’est de la femelle ! Grande, forte, fraîche, des tétons gros comme des défenses de yack, une blondeur d’argent au soleil, des yeux verts comme des feuilles de géranium, une bouche pulpeuse, des dents éclatantes de blancheur ! Qu’ajouter comme autres lieux communs pour célébrer le charme de la survenante ? Je laisse ton imagination turbiner un peu. Son cul, je te le raconte pas. Elle porte un jean troué aux genoux qui le lui moule aussi bien que le ferait ma main. Sa chemise à carreaux rouges et bleus lui donne un côté « garçonnier » que démentent ses formes. Elle fume un cigarillo à embout de plastique. Voilà.

Je la visionne à travers mes pleurs. Elle me dit « Taägada veutü », ce qui signifie « Bonjour, soyez le bienvenu » en finnois.

Je secoue la tête, ce qui m’égoutte un peu le visage.

— Ma nièce parle l’anglais, m’avertit Uhro. Si vous êtes toujours d’accord pour les dollars, elle peut vous escorter à Véröltua et vous aider dans vos déclarations.

— D’accord, réponds-je, en refrénant le honteux plaisir que me cause cette perspective.

Je ne vais tout de même pas me mettre à fantasmer sur une paire de miches, en plein désespoir, non ?

Tu sais qu’il y a du chien en moi, bordel ! Je suis ulcéré de voir les Bérurier pleurer leur pauvre gosse la bouche pleine, et moi je le pleure la queue raide ! Ça se vaut, non ? Ah ! que de sombres, de honteuses misères j’aurai traînées. Un jour, si maman disparaît avant « son grand », je larguerai tout et j’irai me retirer dans quelque monastère, non en tant que moine, mais comme auditeur libre. J’en connais un chouette, en Suisse, où le père abbé est un gaillard solide, un intello qui adore Dieu et le Château Yquem. Ils me feront une petite place, les braves chanoines. (Je cherche fortune, autour du chanoine !) Je sais qu’ils m’aiment bien ; ils ont compris qu’on allait, eux et moi, dans la même direction par des cheminements différents. Ils s’en tamponnent de mes frasques et excès ; c’est le bruit d’âme qui renseigne ; çui-là, impossible de le camoufler : son petit cristallin se distingue toujours parmi les pires grondements.

Les Béru en chaudes larmes finissent de bâfrer. Le Gros rote ses bières. Il vient se planter devant moi, m’en vaporise un en pleine bouille et déclare :

— Ça devrerait m’faire peine d’t’avoir arrangé d’cette façon, eh bien, au contraire, ça me soulage un peu !

— Alors cogne encore, Gros !

Il profite de la permission et me place un doublé au foie. Je tombe à genoux, me tords de souffrance.

— La race des Bérurier va s’arrêter avec moive ! gémit cette fin de lignée. Et surtout, au grand surtout, dis-moi pas qu’j’ai qu’à en faire un autre, chez les Béru, d’puis l’ennui d’étang, on n’fait qu’un mâle par génération. Y a jamais t’eu un Bérurier qu’ait z’eu une fille ou plusieurs garçons, jamais ! C’t’un bonédiction dans la famille. D’puis le moilien âge, m’a espliqué mon grand-père qu’était z’un puits d’souv’nirs.

Je me relève et nous partons. J’occupe la place passager dans la Lada de Kitège. Le père endeuillé pilote le camping-car. On dédale par des sentes forestières. Ma conductrice a un coup de volant impeccable. Tout en conduisant, elle me raconte sa vie. Elle était étudiante en architecture. Un jour qu’elle faisait une promenade en auto avec ses parents et son fiancé, leurs freins ont lâché et le véhicule s’est englouti dans un lac.

Les siens ont eu la triste fin d’Apollon-Jules. Elle, elle a pu s’en sortir (c’est le cas de le dire) parce que, au moment de l’accident, elle baissait sa vitre pour jeter une peau de banane par la portière, au grand dam de son paternel, homme rigoureux qui exigeait que l’on respectât la nature. Cette entorse aux règles finlandaises lui a sauvé la vie car elle est parvenue à s’extraire de l’auto. L’eau faisait moins deux degrés et une pellicule de glace s’était constituée à sa surface. Les trois autres passagers se sont engloutis, terrassés par le froid et la pression liquide.

— J’ai failli devenir folle, me dit-elle. Voir disparaître ceux qu’on aime sans pouvoir leur porter secours mais, au contraire, en se sauvant lâchement, poussé par l’instinct de conservation, devient comme une tare infamante dont on ne se remet jamais. Mon oncle Uhro, venu aux funérailles, comprenant mon désespoir, m’a proposé d’aller vivre quelque temps avec lui. J’ai accepté, vous savez pourquoi ? Parce qu’il est le sosie de mon père, étant son jumeau. J’ai eu la folle impression de retrouver papa à travers lui. Je vénérais mon père.

Elle ajoute :

— Je ne l’ai plus quitté.

— Cette vie d’ermite n’est pas trop pesante ?

— Non. Je m’y suis parfaitement adaptée. J’aime la nature. Je fais de longues promenades dans la forêt, du bateau sur le lac et, surtout, je lis et j’écris.