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« Oh ! le voilà ! Mais c’est vrai qu’il se tient debout et qu’il me sourit ! Qu’y se jette sur sa maman, l’amour ! Pas si fort, voiliou : tu me fais tomber dans la chose ! Oh ! le coquin ! Le gentil saligaud. Je vais ressembler à quoi, moi, maintenant ? Aidez-moi à me relever, Antoine ; faut qu’j’allasse à la salle de bains du campinge-car ; dérangez-vous plus pour l’papier, Irma, à cause d’mon garnement de gamin, j’ai dépassé ce stade. Qu’est-ce il a à me regarder comme ça, cet abruti de pompiss ? Y n’a jamais vu une dame avec sa jupe retroussée et son slip baissé ! Vous savez qu’ c’est des arriérerés mentals dans ce bled ! »

Elle disparaît dans notre véhicule.

Alors Bérurier s’avance vers moi et tombe à genoux.

— Ecoute, Sana, balbutie-t-il, je me pardonnerai jamais de t’avoir mis dans cet état. Défonce-moi la gueule, qu’on soye quittes !

— La loi du talion est une chose immonde, dis-je. Ce merveilleux dénouement est le baume qui cicatrisera mes plaies. Relève-toi, et va en pets !

Il m’obéit.

Je n’ai pas souvenance d’avoir interrogé un enfant de cet âge, déjà obèse parce que boulimique, déjà con parce qu’étant le fils de ses parents et un tantinet taré sur les bords.

Apollon-Jules, c’est un tube digestif en culotte courte. C’est le ténia avec de gros yeux proéminents, pleins de gentillesse et de stupidité. Son vocabulaire se compose déjà d’une trentaine de mots (verbes y compris, dont le plus répétitif est le verbe du premier groupe « manger »). Cependant il n’est ni débile profond, ni même handicapé mental. Au contraire, quand on le regarde fonctionner (j’allais dire « exister »), on est séduit, voire gagné par sa paix intérieure. Il est une fois pour toutes en état de contentement organique : mangeant beaucoup, déféquant de même ; dormant autant qu’un chien et jouant sobrement avec une ombre, une pierre ou un morceau de ficelle irrécupérable. On le devine aimant. Il aime spontanément, à la manière d’un animal caressé. Quand il pleure, c’est à bon escient : parce qu’il a mal aux dents ou perdu ses parents, ou bien qu’il s’est meurtri. Mais étant dur au mal, ce dernier cas est rarissime.

Je le prends par la main et l’entraîne dans un salon de thé. Là, à ma demande, il prend une tonne de gâteaux, peu engageants parce que finnois, et nous nous asseyons sur un banc public, banc public, banc public. Je veux tout connaître de sa mésaventure, mais je crains fort que le somme piqué dans la voiture d’Irma n’ait totalement occulté de sa fruste mémoire les événements antérieurs.

J’attaque donc, à petite voix concon cet interrogatoire « pas comme les autres » :

— C’est bon, Pollon ?

Véhémente approbation du boulimique.

— Alors tu avais perdu ton papa et ta maman, au bord du lac ?

Un temps de silence. Son regard infiniment crétin erre sur la rue ou d’étranges passants passent, puisqu’ils sont là pour ça. Enfin, mes paroles atteignent son entendement, y provoquent une légère émulsion, et messire Béru junior opine de rechef, de la pine et du chef (ajouterait Victor Hugo qui a toujours rêvé d’écrire des San-Antonio, mais ça n’est pas donné à tout le monde).

— Pourquoi les avais-tu perdus, mon Pollon ?

Il me regarde avec l’incommensurable incertitude d’une vache bernoise écoutant jouer du cor des Alpes.

Chez lui, les mots sont des suppositoires qu’il convient de parfaitement introduire dans le rectum de son entendement. Quand ils sont en place, il faut attendre que le phénomène d’aspiration se produise, après quoi, le mot remplit vaille que vaille son office.

— Hein, Pollon, dis à tonton Antoine pourquoi tu avais perdu tes parents ?

Il s’arrête de mastiquer, fourre un doigt dans l’une de ses fosses nasales : le médius. Moi, à sa place, ce n’est pas celui que j’aurais choisi car il est loin de posséder l’agilité de l’index. C’est un doigt de complément, il fait le fiérot biscotte sa grande taille, mais il est balourd.

Cela dit, le médius d’Apollon-Jules remplit correctement la tâche récurante[8] qui lui est assignée puisqu’il évacue de son nez à sa bouche les denrées (comestibles pour le fils Bérurier) qui lui sont confiées.

Tel Popeye dopé par les épinards, la morve galvanise le chiare. Il se lance à toute vibure, mangeant ses phrases avec le reste.

— C’est l’sieur noir du bateau dans l’eau qui a pris Pollon ! lâche-t-il d’un trait (ou d’une traite, si tu es davantage sensible au féminin, ce que je conçois parfaitement).

— Le monsieur noir ?

— Vouiii.

— Il était en bateau ?

— Vouiii.

— Tu l’avais déjà vu, ce monsieur, Pollon ?

— Naon.

— Il était habillé en noir ?

Avant de répondre, Mathurin-Béru-Junior va puiser un nouveau chargement d’humeur nasale qu’il savoure comme précédemment. Satisfait par cette auto-alimentation, il répond :

— Il était pas habillé !

— Alors, il était nu ? C’était un homme noir comme tonton Jérémie ?

— Naon.

— Il n’était pas habillé, il n’était pas nu, mais il était noir sans être nègre ! récité-je. Drôle de devinette !

Et puis ma vive intelligence entre en lice. Parbleu : un homme en combinaison de caoutchouc pour plongée sous-marine !

— Il portait un vêtement de caoutchouc ?

— Vouiii ! exulte Apollon-Jules.

— Avec un masque et un tuyau dans sa bouche ?

— Vouiii !

— Et cet homme t’a attrapé ?

Sa bonne bouille de rural dégénéré par des aïeux imbibés de calvados exprime un effroi rétrospectif (le pire de tous les effrois).

Il n’a même plus suffisamment de souffle pour dire « vouiii », alors il opine (de taureau, comme papa).

— Et puis il t’a emporté dans son bateau ?

— Vouiii.

— Il se trouvait où, le bateau ?

Apollon-Jules pousse un rugissement provoqué par l’excès de nourriture. Son père, te dis-je ! Ensuite, il se remet à bouffer son gâteau, ce qui déguise ses joues en une paire de fesses de sumo japonais.

— Tu me dis où était le bateau, Pollon ?

— … é… ro… é, me répond le bâfreur.

— Avale ce que tu as dans la bouche et répète.

Il glottise à outrance, violit, tousse, crache des choses non mastiquées et, docilement, reprend :

— Derrière les rochers.

— Et il ressemblait à quoi, ce bateau ?

Il arrondit ses bras d’hydrocéphale raté et assure :

— Gros comme ça.

— Et alors il t’a mis dans le bateau ?

— Vouiii.

— Et ensuite ?

Le jeune monstre réfléchit.

— L’a refermé le chapeau du bateau.

— Le chapeau du bateau ?

— Vouiii.

Ça signifie quoi ? J’ai une confuse idée, mais qui me paraît tellement folle que je la mets en mémoire sans l’approfondir.

— Et après, mon Pollon, raconte tout bien à Tonton Antoine.

— Le bateau est parti.

— Où cela, mon bijou ?

— « Dans » l’eau.

Illico mon idée folle revient à la surface, si je puis dire. Un sous-marin de poche ! Dans le genre de celui dont use mon éminent camarade Cousteau pour ses explorations dans les profondeurs. Je pige, ou plutôt j’entrevois. Ce lac unique au monde, tu penses que les Ruscoffs ne pouvaient manquer de s’y intéresser. Tout ce qu’il contient, ça devait faire bander les savants moscovites. Alors nos braves Popoffs se sont démaverdavés pour transporter un minuscule sous-marin jusqu’au Nikitajärvi, à bord d’une caravane camouflée, je suppose. Ils s’en servaient pour l’étude de la faune lacustre, et puis l’affaire Strogonoff s’est produite, dès lors, le sous-marin de poche a servi de P.C. d’observation. Uhro n’a-t-il pas déclaré qu’un câble relié à la caméra planquée dans l’arbre allait se perdre dans le lac ?

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8

A ne pas confondre avec « récurrente » qui signifie : revenir en arrière.

San-A.