Выбрать главу

J’actionne mon stylo-torche pour visionner nettement le cadran de mon petit cadeau. Je le règle sur une demi-heure et le mets à la flotte. Il s’abîme en tournoyant dans les abysses préhistoriques.

Alors l’irremplaçable San-Antonio s’éloigne « à force de rames », comme on l’écrit dans les romans d’aventures maritimes. Oh ! hisse ! Oh ! hisse !

Après quoi : moteur. Mais je ne vais pas loin, du moins pas trop. Je mets le ronfleur au point mort pour attendre.

Ma Pacha lumineuse me dit qu’il me reste encore huit minutes à poireauter. Mais rassure-toi, je ne m’ennuie pas car j’ai encore du travail à bord du barlu.

Ma doué ! cette déflagration !

Ça ne produit pas un badaboum « terrestre » car la masse liquide absorbe le bruit. Mais ça constitue une espèce de raz de marée auquel, franchement, je ne m’attendais pas. Du côté de la crique rocheuse, une colonne d’eau de vingt mètres au moins s’élève. Il semble que la flotte du lac se soit partiellement retirée, et la voilà, choc en retour, qui reflue avec une puissance inouïse. Mon embarcation fait un bond de montagnes russes. Et moi, l’enfoiré, qui se croyait suffisamment éloigné du point critique ! C’est TOUT le Nikitajärvi qui est concerné par le séisme.

Alors là, sans chauvinisme, je peux te garantir que des explosifs aussi efficaces, y a qu’en Gaule qu’on en fabrique. Tu virgules vingt charges comme ça dans la baie des Anges, et la Méditerranée passe dans l’Atlantique !

Longtemps, y a des vagues tumultueuses avant que ça se transforme en houle, puis en ondulations. Je biche mal au cœur, cramponné au banc de la barcasse. Enfin ça se tasse complètement et je pique en direction de la crique fatale. Je te l’ai seriné : il fait jour pendant plusieurs mois en cette saison, n’empêche qu’à cet instant de ce qui devrait être la pleine nuit, une espèce de pénombre accentuée par un ciel nuageux rôde sur le lac.

Je vois des masses sombres s’agiter à la surface. Tous les énormes poissecailles dont la vessie natatoire a éclaté du fait de l’explosion, agonisent lamentablement. Je l’avais prévu et objecté au général Durdelat. « Nous allons décimer une partie de la rarissime faune du Nikitajärvi, mon général ! »

Et sais-tu ce qu’il m’a répondu cet antiécologiste :

« — Je m’en fous, j’aime pas le poisson ! »

Sont-ce des arguments à sortir, ça ?

Mais enfin, quoi, un soldat est fait pour obéir ; ça l’aide, plus tard, à devenir un bon époux.

Je considère avec remords et apitoiement ces espèces inconnues de moi que je suis venu massacrer. Et pourquoi ? Pour neutraliser un malheureux sous-marin soviétique ! Est-il affecté par l’explosion, seulement ? Suppose qu’il n’ait existé que dans l’imaginaire du demeuré des Bérurier ? Ou bien qu’il se trouve à l’autre extrémité du lac ?

Mais j’ai tort de me chancetiquer la conscience. De loin, je distingue une grosse masse verte, ovoïde, qui affleure la surface du Nikitajärvi. On dirait un énorme cigare verde. Il produit des bulles de toutes parts. J’aperçois, au bout d’un moment, deux silhouettes noires qui s’en dégagent et se mettent à nager en direction de la rive.

Gagné !

Moi, San-Antonio, moi tout seul, j’ai détruit un sous-marin !

Le temps est de plus en plus couvert quand je fais retour au ponton de tonton. Je coupe les gaz à longue distance et regagne la terre ferme (comme on dit puis quand on est un romancier qui se casse pas le cul) à force de rames (comme dit encore le même romancier).

Enfin, voici le ponton. M’amarre au pilier le plus proche de la berge. Juste que j’achève, une voix rogue lance en allemand :

— Lève les bras, salaud !

Je me redresse et aperçois Uhro qui me braque avec son fusil à balles ! L’air plus que pas commode !

— Je sentais que tu manigançais quelque chose, ajoute-t-il. Tu sais ce que je vais faire, fils de pute ? T’éclater la gueule dans cette barque, et ensuite je préviendrai la police, ainsi ils sauront que c’est toi qui as saccagé les espèces uniques du Nikitajärvi.

Il avance d’un pas sur le ponton et épaule son flingue. Le canon de l’arme est à un mètre de ma belle physionomie avenante, tu juges les dégâts qui consécuteront de la pression de son vieil index noueux sur la détente ?

Bibi, ni une ni deux, je me ramasse sur moi-même, saute à la verticale, empoigne d’une main le canon du fusil et tire à moi de toutes mes forces. Le coup part sous mon aisselle, me brûlant la cavité placée à la jonction du bras et de l’épaule. Mais c’est pas grave, docteur, occupez-vous de l’autre !

Pour le moustachu, y a comme un défaut. En tirant sur le flingue qu’il épaulait, je l’ai déséquilibré et il a chu du ponton (mon ponton nos voleurs) tête la première. Sa margoule cogne sur la carène de l’Evinrude, d’où elle glisse dare-dare pour s’embrocher sur la gaffe d’amarrage. Finie, la marrade ! Le gros crochet rouillé lui a pénétré par le nez et s’est enfoncé d’une dizaine de centimètres centigrades dans la calbombe.

Mais dis voir, comme on dit sur la Côte du même nom, il est canné, le garde ! Raidoche complet ! En tout cas, il n’a pas souffert, tout s’est passé si vite ! Je le regarde, affalé dans sa barque, si vieux, si triste. La tuile ! Putain d’elle, cette béchamel ! Tout carburait si parfaitement bien !

J’attends. Toujours prendre la mesure de la situation avant d’agir, se méfier des élans spontanés. Ils ont parfois du bon, mais plus souvent, ils font grimper le niveau de la merde.

Je mate la maison, voir si Kitège a perçu la détonation. Aucune lumière n’apparaît dans la façade, porte et volets demeurent clos.

Je retire mon futal, mes tartines et mes chaussettes, et les dépose sur le ponton. Ensuite je me rends à l’avant de la barque. Poids et haltères, mon mec ! Heureusement qu’il y a des poignées à chaque extrémité du bloc de béton servant de stabilisateur au canot. En ahanant (cependant que j’ahane, à mon blé que je vanne, à la lueur du jour), je coltine le bloc jusqu’à la berge. « Tchlaofff ! » fait-il en tombant sur le sol visqueux, car il est russe.

Mouvements respiratoires de l’Antonio chéri, afin de récupérer de son effort. J’suis pas hongrois, moi, des poids commak, c’est pas ma tasse de thé.

Nouvelle méditation de l’athlète.

Nouvelle décision. Tout en m’accommodant de la présence du cadavre, je relance le moteur. Il tourne doucettement sur le neutre. Alors je désamarre la barque, la drive au ralenti jusqu’à l’extrémité du ponton, place sa proue en plein dans la direction du grand large et mets pleins gaz.

En même temps, je saute à la baille. Rate mon amerrissage et mon panard droit ripe presque jusqu’à l’hélice du hors-bord. Je sens le brassage dangereux du moulin. Il s’en est fallu d’un poil que je me fasse sectionner une guitare ou un pinceau.

Quand j’ai reconquis mon assiette, la barque jaune est déjà loin, qui pique vers les grandes étendues liquides.

Elle a un vrai sommeil de jeune fille, avec des moiteurs de nid, un souffle infiniment paisible et une expression si innocente que j’ai envie de me mettre à genoux pour réciter un pater et un ave. Je m’agenouille en effet, pas pour prier comme je le devrais, mais pour couler ma main sous les draps jusqu’à sa chatte. C’est doux, c’est tiède, c’est immérité.