Il vient à moi, mains aux poches et, à brûle-pourpoint, demande :
— Où ?
Vachetement laconique, hein ? Pour la concision, tu ne peux guère faire mieux.
Je soutiens son regard de boa à qui on fait languir son rat du samedi soir.
— Cherche ! lui rétorqué-je.
Il me file son talon en pleine bouille, ce qui ne va pas réparer les dégâts que m’a infligés Alexandre-Benoît. Mais il est sans haine. Il joue le jeu, voilà tout.
— Où ? répète-t-il.
Une question en deux lettres, d’une parfaite précision.
Je pourrais également lui répondre en deux lettres en lui disant « Là » et en lui désignant l’endroit critique. Je m’en abstiens. Mission is mission. La garde meurt mais ne se rend pas (l’hagard demeure mais ne se rend pas).
Son long regard incisif me pilorise un bout de temps. Puis il retire sa jauge, se rend compte qu’il me reste suffisamment de carburant volonté pour tenir le coup jusqu’aux prochaines vacances de mardi gras et m’oublie momentanément. Il conciliabule avec les autres.
Visiblement, une décision est prise. L’un des hommes en noir va quérir un jerrican d’essence quelque part dans l’immensité du hangar. Il le ramène jusqu’à moi, me le fait renifler.
— Pétrol ! il articule.
Ensuite il s’approche de Kitège, dévisse le bouchon du jerrican et se met à asperger la mignonne à grandes giclées.
Putain, voilà que la situation s’aggrave ! Ils ne vont tout de même pas…
Ben si, que veux-tu. C’est des déterminés. Pas des méchants, juste des messieurs résolus, qui entendent aboutir coûte que coûte.
L’homme qui m’a kidnappé ramasse un journal datant de la reddition de Sedan, le roule en torche et y met le feu à l’aide de son briquet.
Sans se presser et tandis que l’édition du Fauderchzeitung s’embrase, il me demande pour la troisième fois, en approchant sa torche de la môme :
— Où ?
— O.K. ! O.K. ! empressé-je, vaincu par la raison du plus fort, qu’on continue d’estimer être la meilleure. Eteignez votre saloperie, je vais tout vous dire.
Placido, comme Domingo, il laisse tomber l’imprimé en feu sur le sol de ciment et le piétine pour l’éteindre.
Quand son menu brasier n’est plus que cendres, il m’interroge de la tête.
— Détachez-moi, je vais vous montrer, déclaré-je.
Le chef enjoint à l’un de ses hommes de me déboulonner, ce qu’il fait en deux coups de couteau.
Je me lève alors, quitte notre couche de pneus pour m’approcher de notre mobile home qui n’est plus home ni mobile du tout depuis que ces vilains cancrelats se sont « occupés » de lui.
— En dehors de l’adverbe « où », vous comprenez le français ? je lui demandé-je-t-il.
— Très bien.
— Parfait. Alors je vais vous révéler l’astuce de notre spécialiste, cher monsieur. Mais auparavant, je voudrais que vous fassiez également délier mademoiselle. Elle est imbibée d’essence et une escarbille de cigarette est si vite arrivée.
— Volontiers.
Lorsque Kitège a recouvré la liberté de ses mouvements, je lui dis de prendre sa valise qui fait partie de la montagne hétéroclite déchargée du camping-car et de se changer.
Les six gusmen s’impatientent. Pourtant, elle est chouette à regarder, la chérie ! Le chef du commando m’empoigne par un revers.
— Alors ?
— Alors, mon cher monsieur, figurez-vous que l’astucieux garçon chargé d’aménager ce véhicule a eu une trouvaille épatante. Il a camouflé en traction arrière ce qui est en réalité une traction avant, ce QUI REVIENT A DIRE QUE LE PONT DE TRANSMISSION EST FACTICE. En étudiant les choses de près, vous auriez pu finir par vous en rendre compte, mais le travail a été si ingénieusement exécuté qu’il faut être un bon spécialiste de la mécanique automobile pour s’en apercevoir.
Là, tout flegmatique qu’il soit, Œil de larynx s’anime un peu, prend des couleurs et traduit la chose à ses équipiers. Son enthousiasme est répercuté à la ronde. Les mecs font « Ah ! Oh ! Ih ! » et même « Uh ! », et en russe, s’il te plaît !
Ils s’approchent du pont placé sous la tire et se mettent à le cigogner.
— Non ! Vous n’y parviendrez pas si vous ne connaissez pas la combinaison ! avertis-je. Les écrous qui maintiennent le pont fermé se dévissent : un à l’envers, le suivant à l’endroit et ainsi de suite, en partant du plus bas.
Pleins de respect pour l’intelligence française, ces messieurs suivent mes indications et, bientôt, le faux pont devient le simple tube chargé d’accueillir l’écrin de béton.
Ils laissent la priorité à leur cerveau, le lieutenant Bouftapine[9] des Services secrets soviétiques.
Ce dernier se penche sur l’orifice, comme un vétérinaire sur l’utérus d’une vache en train de vêler. Et comme ledit vétérinaire, il engage son avant-bras dans la cavité. Puis il réclame une lampe électrique qu’on lui donne vitos. Il regarde. Ensuite il me fait signe d’approcher. Pressentant un malheur, je mate par le grand trou. Rien ! Le vide ! Zéro ! Ballepeau ! Niente ! Mon cul ! Le bloc de béton a disparu.
Il avait raison, le général Durdelat, de redouter la curiosité teutonne ! Les sagouins ! Elle est fraîchouillarde, la nouvelle entente franco-allemande. Je vais leur demander aide et assistance et ils me détroussent comme le seigneur des Adrets ! Me pillent sans le moindre scrupule, ces rapaces ! J’ai lutté comme un fou pour leur retirer les marrons du feu ! Je leur ai même amené la camelote chez eux, patate que je suis ! Service à domicile, l’Antonio intrépide ! T’as pas besoin de passer commande ! Il t’apporte la marchandise jusqu’à ton frigidaire. Pour la facture, inutile de vous inquiéter, c’est la France qui casque !
Je crois qu’il s’aperçoit, le lieutenant Bourretapine, que ma stupeur n’est pas feinte. Cela dit, ça ne fait pas son blaud non plus.
— Les Allemands, lui dis-je. J’ai confié ce fourgon, hier au soir, à la police de Hambourg. Ils ont été plus malins que vous et ont trouvé le caisson ; sans doute disposent-ils de moyens de détection plus sophistiqués que les vôtres ? Des rayons laser par exemple…
Il se pince le bout du pif en réfléchissant, puis il parlemente avec ses aminches. Mais ça n’a pas l’air de faire avancer leur schmilblick. En désespoir de cause, le lieutenant Touchemapine va à sa Mercedes pour user du téléphone. Afin d’être tranquille, il éloigne sa caisse à l’autre extrémité de la cathédrale désaffectée. Prudent.
Son absence ne brise pas ma vie, mais ne me dit rien de bon. Une impression, comme ça. Mauvaise.
Il lance un ordre et voilà que l’un de ses sbires va chercher un nouveau jerrican d’essence.
— Pour moi ? demandé-je avec une grande maîtrise au lieutenant Sortapine.
Il acquiesce.
— Navré, dit-il.
Il ajoute, laconique :
— Les ordres, vous savez ce que c’est.
— Vous pensez !
— On n’a pas aimé en haut lieu la destruction de notre sous-marin.
— Moi non plus, mais les ordres, vous savez ce que c’est.
Il a un sourire qui, pour être réaliste en plein, devrait produire un bruit de porte qui grince.
— Vous n’avez rien de plus expéditif que le feu ? demandé-je en grimaçant.
— Il purifie tout ! coupe le lieutenant Mords-ma-queue. J’ai l’ordre de détruire « aussi » cet entrepôt.
— Alors vous faites d’une pierre à briquet deux coups ?
L’un des zigotos déguisés en cafards commence à m’inonder d’essence. De la Shell, super !
— Une seconde, big chief ! lancé-je au lieutenant Sucemonpaf. Le gros de la marchandise a été volé, mais je dispose d’un petit échantillon ; c’est toujours ça, non ?
9
San-Antonio a pour habitude de donner ce patronyme à tous les sujets russes dont il ignore le vrai nom.