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Elle s’abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tous les héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subit amour de la lecture eut une grande influence sur son tempérament. Elle acquit une sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif. L’équilibre, qui tendait à s’établir en elle, fut rompu. Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par moments, la pensée de Camille la secouait, et elle songeait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins d’effroi et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses; tantôt elle cherchait un moyen pour épouser son amant à l’instant même tantôt elle songeait à se sauver, à ne jamais le revoir. Les romans, en lui parlant de chasteté et d’honneur, mirent comme un obstacle entre ses instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui voulait lutter avec la Seine et qui s’était jetée violemment dans l’adultère; mais elle eut conscience de la bonté et de la douceur, elle comprit le visage mou et l’attitude morte de la femme d’Olivier, elle sut qu’on pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une indécision cruelle.

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et de fièvre. Il goûta d’abord une tranquillité profonde; il était comme soulagé d’un poids énorme. Par moments, il s’interrogeait avec étonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait s’il était bien vrai qu’il eût jeté Camille à l’eau et qu’il eût revu son cadavre sur une dalle de la morgue. Le souvenir de son crime le surprenait étrangement; jamais il ne se serait cru capable d’un assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait au front des sueurs glacées, lorsqu’il songeait qu’on aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu’il avait agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, et, à voir l’abîme qu’il venait de franchir, des défaillances d’épouvante le prenaient.

«Sûrement, j’étais ivre, pensait-il; cette femme m’avait soûlé de caresses. Bon Dieu! ai-je été bête et fou! Je risquais la guillotine, avec une pareille histoire… Enfin, tout s’est bien passé. Si c’était à refaire, je ne recommencerais pas.»

Laurent s’affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent que jamais. Il engraissa et s’avachit. Quelqu’un qui aurait étudié ce grand corps, tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs, n’aurait jamais songé à l’accuser de violence et de cruauté.

Il reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs mois un employé modèle, faisant sa besogne avec un abrutissement exemplaire. Le soir, il mangeait dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son pain par petites tranches, mâchant avec lenteur, faisant traîner son repas le plus possible; puis il se renversait, il s’adossait au mur, et fumait sa pipe. On aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien; la nuit, il dormait d’un sommeil lourd et sans rêves. Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, il était heureux.

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Il pensait parfois à elle, comme on pense à une femme qu’on doit épouser plus tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l’heure de son mariage avec patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle position qu’il aurait alors. Il quitterait son bureau, il peindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le ramenaient, chaque soir, à la boutique du passage malgré le vague malaise qu’il éprouvait en y entrant.

Un dimanche, s’ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez son ancien ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avait logé pendant longtemps. L’artiste travaillait à un tableau qu’il comptait envoyer au salon, et qui représentait une Bacchante nue, vautrée sur un lambeau d’étoffe.

Dans le fond de l’atelier, un modèle, une femme était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme riait par moments et tendait la poitrine, allongeant les bras, s’étirant, pour se délasser. Laurent, qui s’était assis en face d’elle, la regardait, en fumant et en causant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s’irritèrent dans cette contemplation. Il resta jusqu’au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d’un an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s’était mise à l’aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allait poser tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la même heure; elle se nourrissait, s’habillait, s’entretenait avec l’argent qu’elle gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s’inquiétait nullement d’où elle venait ni de ce qu’elle avait put faire. Cette femme mit un équilibre de plus dans sa vie, comme un objet utile et nécessaire qui maintient un corps en paix et en santé; il ne sut jamais si il l’aimait et jamais il ne lui vint à l’idée qu’il était infidèle à Thérèse. Il se sentait plus gras et plus heureux. Voila tout.

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femme s’habillait de robes claires, et il arriva qu’un soir Laurent la trouva rajeunie et embellie. Mais il éprouvait toujours un certain malaise devant elle; depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, pleine de caprices étranges, riant et s’attristant sans raison. L’indécision où il la voyait l’effrayait, car il devinait en partie ses luttes et ses troubles. Il se mit à hésiter, ayant une peur atroce de compromettre sa tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contentement sage de ses appétits, il craignait de risquer l’équilibre de sa vie en se liant à une femme nerveuse dont la passion l’avait déjà rendu fou. D’ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentait d’instinct les angoisses que la possession de Thérèse devait mettre en lui.

Le premier choc qu’il reçut et qui le secoua dans son affaissement fut la pensée qu’il lui fallait enfin songer à son mariage. Il y avait près de quinze mois que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne pas se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder le modèle, dont l’amour complaisant et à bon marché lui suffisait. Puis, il se dit qu’il ne pouvait avoir tué un homme pour rien; en se rappelant le crime, les efforts terribles qu’il avait faits pour posséder à lui seul cette femme qui le troublait maintenant, il sentit que le meurtre deviendrait inutile et atroce, s’il ne se mariait pas avec elle. Jeter un homme à l’eau afin de lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et se décider ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit sourire. D’ailleurs, n’était-il pas lié à Thérèse par un lien de sang et d’horreur? Il la sentait vaguement crier et se tordre en lui, il lui appartenait. Il avait peur de sa complice; peut-être, s’il ne l’épousait pas, irait-elle tout dire à la justice, par vengeance et jalousie. Ces idées battaient dans sa tête. La fièvre le reprit.

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. Un dimanche, cette fille ne rentra pas; elle avait sans doute trouvé un gîte plus chaud et plus confortable. Laurent fut médiocrement affligé; seulement, il s’était habitué à avoir, la nuit, une femme couchée à son côté, et il éprouva un vide subit dans son existence. Huit jours après ses nerfs se révoltèrent. Il revint s’établir, pendant des soirées entières, dans la boutique du passage, regardant de nouveau Thérèse avec des yeux où luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui sortait toute frissonnante des longues lectures qu’elle faisait, s’alanguissait et s’abandonnait sous ses regards.