Elle leva curieusement la tête, regardant les nouveaux mariés avec un sourire. Ceux-ci surprirent son regard, et en furent terrifiés. Peut-être cette vieille femme avait-elle eu connaissance de leurs rendez-vous, autrefois, en voyant Laurent se glisser dans la petite allée.
Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec Mme Raquin et Suzanne. Les hommes restèrent dans la salle à manger, tandis que la mariée faisait sa toilette de nuit. Laurent, mou et affaissé, n’éprouvait pas la moindre impatience; il écoutait complaisamment les grosses plaisanteries du vieux Michaud et de Grivet, qui s’en donnaient à cœur joie, maintenant que les dames n’étaient plus là. Lorsque Suzanne et Mme Raquin sortirent de la chambre nuptiale, et que la vieille mercière dit d’une voix émue au jeune homme que sa femme l’attendait, il tressaillit, il resta un instant effaré; puis il serra fiévreusement les mains qu’on lui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant à la porte, comme un homme ivre.
Chapitre 21
Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui, et demeura un instant appuyé contre cette porte, regardant dans la chambre d’un air inquiet et embarrassé.
Un feu clair flambait dans la cheminée, jetant de larges clartés jaunes qui dansaient au plafond et sur les murs. La pièce était ainsi éclairée d’une lueur vive et vacillante; la lampe, posée sur une table, pâlissait au milieu de cette lueur. Mme Raquin avait voulu arranger coquettement la chambre, qui se trouvait toute blanche et toute parfumée, comme pour servir de nid à de jeunes et fraîches amours; elle s’était plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle et à garnir de gros bouquets de roses les vases de la cheminée. Une chaleur douce, des senteurs tièdes traînaient. L’air était recueilli et apaisé, pris d’une sorte d’engourdissement voluptueux. Au milieu du silence frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits bruits secs. On eût dit un désert heureux, un coin ignoré, chaud et sentant bon, fermé à tous les cris du dehors, un de ces coins faits et apprêtés pour les sensualités et les besoins de mystère de la passion.
Thérèse était assise sur une chaise basse, à droite de la cheminée. Le menton dans la main, elle regardait les flammes vives, fixement. Elle ne tourna pas la tête quand Laurent entra. Vêtue d’un jupon et d’une camisole bordés de dentelle, elle était d’une blancheur crue sous l’ardente clarté du foyer. Sa camisole glissait, et un bout d’épaule passait, rose, à demi caché par une mèche noire de cheveux.
Laurent fit quelques pas sans parler. Il ôta son habit et son gilet. Quand il fut en manches de chemise, il regarda de nouveau Thérèse qui n’avait pas bougé. Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout d’épaule, et il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce morceau de peau nue. La jeune femme retira son épaule en se retournant brusquement. Elle fixa sur Laurent un regard si étrange de répugnance et d’effroi, qu’il recula, troublé et mal à l’aise, comme pris lui-même de terreur et de dégoût.
Laurent s’assit en face de Thérèse, de l’autre côté de la cheminée. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, pendant cinq grandes minutes. Par instants, des jets de flammes rougeâtres s’échappaient du bois, et alors des reflets sanglants couraient sur le visage des meurtriers.
Il y avait près de deux ans que les amants ne s’étaient trouvés enfermés dans la même chambre, sans témoins, pouvant se livrer l’un à l’autre. Ils n’avaient plus eu de rendez-vous d’amour depuis le jour où Thérèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent l’idée du meurtre avec elle. Une pensée de prudence avait sevré leur chair. À peine s’étaient-ils permis de loin en loin un serrement de main, un baiser furtif. Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux désirs les avaient brûlés, ils s’étaient contenus, attendant le soir des noces, se promettant des voluptés folles, lorsque l’impunité leur serait assurée. Et le soir des noces venait enfin d’arriver, et ils restaient face à face, anxieux, pris d’un malaise subit. Ils n’avaient qu’à allonger les bras pour se presser dans une étreinte passionnée, et leurs bras semblaient mous, comme déjà las et rassasiés d’amour. L’accablement de la journée les écrasait de plus en plus. Ils se regardaient sans désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutissaient à une étrange réalité: il suffisait qu’il eussent réussi à tuer Camille et à se marier ensemble, il suffisait que la bouche de Laurent eût effleuré l’épaule de Thérèse, pour que leur luxure fût contentée jusqu’à l’écœurement et à l’épouvante.
Ils se mirent à chercher désespérément en eux un peu de cette passion qui les brûlait jadis. Il leur semblait que leur peau était vide de muscles, vide de nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient; ils avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et mornes en face l’un de l’autre. Ils auraient voulu avoir la force de s’étreindre et de se briser, afin de ne point passer à leurs propres yeux pour des imbéciles. Hé quoi! ils s’appartenaient, ils avaient tué un homme et joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec impudence dans un assouvissement de toutes les heures, et ils se tenaient là, aux deux coins d’une cheminée, roides, épuisés, l’esprit troublé, la chair morte. Un tel dénouement finit par leur paraître d’un ridicule horrible et cruel. Alors Laurent essaya de parler d’amour, d’évoquer les souvenirs d’autrefois, faisant appel à son imagination pour ressusciter ses tendresses.
«Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune femme, te souviens-tu de nos après-midi dans cette chambre?… je venais par cette porte… Aujourd’hui, je suis entré par celle-ci… Nous sommes libres, nous allons pouvoir nous aimer en paix.»
Il parlait d’une voix hésitante, mollement. La jeune femme, accroupie sur la chaise basse, regardait toujours la flamme, songeuse, n’écoutant pas. Laurent continua:
«Te rappelles-tu? J’avais un rêve, je voulais passer une nuit entière avec toi, m’endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous tes baisers. Je vais contenter ce rêve.»
Thérèse fit un mouvement, comme surprise d’entendre une voix qui balbutiait à ses oreilles; elle se tourna vers Laurent sur le visage duquel le foyer envoyait en ce moment un large reflet rougeâtre; elle regarda ce visage sanglant, et frissonna.
Le jeune homme reprit, plus troublé, plus inquiet:
«Nous avons réussi, Thérèse, nous avons brisé tous les obstacles, et nous nous appartenons… L’avenir est à nous, n’est-ce pas? un avenir de bonheur tranquille, d’amour satisfait… Camille n’est plus là…»
Laurent s’arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne pouvant continuer. Au nom de Camille, Thérèse avait reçu un choc aux entrailles. Les deux meurtriers se contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les clartés jaunes du foyer dansaient toujours au plafond et sur les murs, l’odeur tiède des roses traînait, les pétillements du bois jetaient de petits bruits secs dans le silence.
Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille venait de s’asseoir entre les nouveaux époux, en face du feu qui flambait. Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyé dans l’air chaud qu’ils respiraient; ils se disaient qu’un cadavre était là, près d’eux, et ils s’examinaient l’un l’autre, sans oser bouger. Alors toute la terrible histoire de leur crime se déroula au fond de leur mémoire. Le nom de leur victime suffit pour les emplir du passé, pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses de l’assassinat. Ils n’ouvrirent pas les lèvres, ils se regardèrent, et tous deux eurent à la fois le même cauchemar, tous deux entamèrent mutuellement des yeux la même histoire cruelle. Cet échange de regards terrifiés, ce récit muet qu’ils allaient se faire du meurtre, leur causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs nerfs qui se tendaient les menaçaient d’une crise; ils pouvaient crier, se battre peut-être. Laurent, pour chasser les souvenirs, s’arracha violemment à l’extase épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse; il fit quelques pas dans la chambre; il retira ses bottes et mit des pantoufles; puis il revint s’asseoir au coin de la cheminée, il essaya de parler de choses indifférentes.