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Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans un coin plein d’ombre, entre la cheminée et l’armoire à glace. La face de sa victime était verdâtre et convulsionnée, telle qu’il l’avait aperçue sur une dalle de la morgue. Il demeura cloué sur le tapis, défaillant, s’appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu’il poussa, Thérèse leva la tête.

«Là, là», disait Laurent d’une voix terrifiée.

Le bras tendu, il montrait le coin d’ombre dans lequel il apercevait le visage sinistre de Camille. Thérèse, gagnée par l’épouvante, vint se serrer contre lui.

«C’est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si la figure peinte de son ancien mari eût pu l’entendre.

– Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux se dressaient.

– Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait le prendre chez elle, à partir d’aujourd’hui. Elle aura oublié de le décrocher.

– Bien sûr, c’est son portrait…»

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il oubliait qu’il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l’épouvantaient. L’effroi lui faisait voir le tableau tel qu’il était, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir une face grimaçante de cadavre. Son œuvre l’étonnait et l’écrasait par sa laideur atroce; il y avait surtout les deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui lui rappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la morgue. Il resta un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu.

«Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.

– Oh! non, j’ai peur», répondit celle-ci avec un frisson.

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre disparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux blancs qui se fixaient sur lui longuement.

«Je t’en prie, reprit-il en suppliant sa compagne, va le décrocher.

– Non, non.

– Nous le tournerons contre le mur, nous n’aurons plus peur.

– Non, je ne puis pas.»

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers la toile, se cachait derrière elle, pour se dérober aux regards du noyé. Elle s’échappa, et il voulut payer d’audace; il s’approcha du tableau, levant la main, cherchant le clou. Mais le portrait eut un regard si écrasant, si ignoble, si long, que Laurent, après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé, en murmurant:

«Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas… Ta tante le décrochera demain.»

Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentant que le portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvait s’empêcher, par instants, de jeter un coup d’œil du côté de la toile; alors, au fond de l’ombre, il apercevait toujours les regards ternes et morts du noyé. La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant, assistant à sa nuit de noces, les examinant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent fou de terreur et de désespoir.

Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre entièrement la tête. Comme il se trouvait devant la cheminée, il entendit une sorte de grattement. Il pâlit, il s’imagina que ce grattement venait du portrait, que Camille descendait de son cadre. Puis il comprit que le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur l’escalier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.

«Il y a quelqu’un dans l’escalier, murmura-t-il. Qui peut venir par-là?»

La jeune femme ne répondit pas. Tous deux songeaient au noyé, une sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fond de la chambre, s’attendant à voir la porte s’ouvrir brusquement en laissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruit continuant plus sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leur victime écorchait le bois avec ses ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils n’osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre. Laurent, en s’approchant, reconnut le chat tigré de Mme Raquin, qui avait été enfermé par mégarde dans la chambre, et qui tentait d’en sortir en secouant la petite porte avec ses griffes. François eut peur de Laurent; d’un bond, il sauta sur une chaise; le poil hérissé, les pattes roidies, il regardait son nouveau maître en face, d’un air dur et cruel. Le jeune homme n’aimait pas les chats, François l’effrayait presque. Dans cette heure de fièvre et de crainte, il crut que le chat allait lui sauter au visage pour venger Camille. Cette bête devait tout savoir: il y avait des pensées dans ses yeux ronds, étrangement dilatés. Laurent baissa les paupières, devant la fixité de ces regards de brute. Comme il allait donner un coup de pied à François:

«Ne lui fais pas de mal», s’écria Thérèse.

Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée absurde lui emplit la tête.

«Camille est entré dans ce chat, pensa-t-il. Il faudra que je tue cette bête… Elle a l’air d’une personne.»

Il ne donna pas le coup de pied, craignant d’entendre François lui parler avec le son de voix de Camille. Puis il se rappela les plaisanteries de Thérèse, aux temps de leurs voluptés, lorsque le chat était témoin des baisers qu’ils échangeaient. Il se dit alors que cette bête en savait trop et qu’il fallait la jeter par la fenêtre. Mais il n’eut pas le courage d’accomplir son dessein. François gardait une attitude de guerre; les griffes allongées, le dos soulevé par une irritation sourde, il suivait les moindres mouvements de son ennemi avec une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l’éclat métallique de ses yeux; il se hâta de lui ouvrir la porte de la salle à manger, et le chat s’enfuit en poussant un miaulement aigu.

Thérèse s’était assise de nouveau devant le foyer éteint. Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre. C’est ainsi qu’ils attendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se coucher; leur chair et leur cœur étaient bien morts. Un seul désir les tenait, le désir de sortir de cette chambre où ils étouffaient. Ils éprouvaient un véritable malaise à être enfermés ensemble, à respirer le même air; ils auraient voulu qu’il y eût là quelqu’un pour rompre leur tête-à-tête, pour les tirer de l’embarras cruel où ils étaient, en restant l’un devant l’autre sans parler, sans pouvoir ressusciter leur passion. Leurs longs silences les torturaient; ces silences étaient lourds de plaintes amères et désespérées, de reproches muets, qu’ils entendaient distinctement dans l’air tranquille.

Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec lui un froid pénétrant.

Lorsqu’une clarté pâle eut empli la chambre, Laurent qui grelottait se sentit plus calme. Il regarda en face le portrait de Camille, et le vit tel qu’il était, banal et puéril; il le décrocha en haussant les épaules, en se traitant de bête. Thérèse s’était levée et défaisait le lit pour tromper sa tante, pour faire croire à une nuit heureuse.

«Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j’espère que nous dormirons ce soir?… Ces enfantillages-là ne peuvent durer.»