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Ils luttaient d’ailleurs contre le sommeil autant qu’ils pouvaient. Ils s’asseyaient aux deux coins de la cheminée et causaient de mille riens, ayant grand soin de ne pas laisser tomber la conversation. Il y avait un large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils tournaient la tête, ils s’imaginaient que Camille avait approché un siège et qu’il occupait cet espace, se chauffant les pieds d’une façon lugubrement goguenarde. Cette vision qu’ils avaient eue le soir des noces revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement défiguré qui se tenait toujours là, les accablait d’une continuelle anxiété. Ils n’osaient bouger, ils s’aveuglaient à regarder les flammes ardentes, et, lorsque invinciblement ils jetaient un coup d’œil craintif à côté d’eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, créaient la vision et lui donnaient des reflets rougeâtres.

Laurent finit par ne plus vouloir s’asseoir, sans avouer à Thérèse la cause de ce caprice. Thérèse comprit que Laurent devait voir Camille, comme elle le voyait; elle déclara à son tour que la chaleur lui faisait mal, qu’elle serait mieux à quelques pas de la cheminée. Elle poussa son fauteuil au pied du lit et y resta affaissée, tandis que son mari reprenait ses promenades dans la chambre. Par moments, il ouvrait la fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir la pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre.

Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent ainsi les nuits entières. Ils s’assoupissaient, ils se reposaient un peu dans la journée, Thérèse derrière le comptoir de la boutique, Laurent à son bureau. La nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et le fait le plus étrange était encore l’attitude qu’ils gardaient vis-à-vis l’un de l’autre. Ils ne prononçaient pas un mot d’amour, ils feignaient d’avoir oublié le passé; ils semblaient s’accepter, se tolérer, comme des malades éprouvant une pitié secrète pour leurs souffrances communes.

Tous les deux avaient l’espérance de cacher leurs dégoûts et leurs peurs, et aucun des deux ne paraissait songer à l’étrangeté des nuits qu’ils passaient, et qui devaient les éclairer mutuellement sur l’état véritable de leur être. Lorsqu’ils restaient debout jusqu’au matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit, ils avaient l’air de croire que tous les nouveaux époux se conduisent ainsi, les premiers jours de leur mariage. C’était l’hypocrisie maladroite de deux fous.

La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu’ils se décidèrent, un soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se déshabillèrent pas, ils se jetèrent tout vêtus sur le couvre-pied, craignant que leur peau ne vînt à se toucher. Il leur semblait qu’ils recevraient une secousse douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu’ils eurent sommeillé ainsi, pendant deux nuits, d’un sommeil inquiet, ils se hasardèrent à quitter leurs vêtements et à se couler entre les draps. Mais ils restèrent écartés l’un de l’autre, ils prirent des précautions pour ne point se heurter. Thérèse montait la première et allait se mettre au fond, contre le mur. Laurent attendait qu’elle se fût bien étendue; alors il se risquait à s’étendre lui-même sur le devant du lit, tout au bord. Il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre de Camille.

Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et qu’ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps de leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair. C’était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le délire les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux; ils touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à un lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient l’odeur infecte de ce tas de pourriture humaine; tous leurs sens s’hallucinaient, donnant une acuité intolérable à leurs sensations. La présence de cet immonde compagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éperdus d’angoisse. Laurent songeait parfois à prendre violemment Thérèse dans ses bras; mais il n’osait bouger, il se disait qu’il ne pouvait allonger la main sans saisir une poignée de la chair molle de Camille. Il pensait alors que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de s’étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux.

Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un baiser timide pour voir ce qui arriverait. Le jeune homme raillait sa femme en lui ordonnant de l’embrasser. Mais leurs lèvres étaient si froides, que la mort semblait s’être placée entre leurs bouches. Des nausées leur venaient, Thérèse avait un frisson d’horreur, et Laurent, qui entendait ses dents claquer, s’emportait contre elle.

«Pourquoi trembles-tu? lui criait-il. Aurais-tu peur de Camille?… Va, le pauvre homme ne sent plus ses os, à cette heure.»

Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leurs frissons. Quand une hallucination dressait devant l’un d’eux le masque blafard du noyé, il fermait les yeux, il se renfermait dans sa terreur, n’osant parler à l’autre de sa vision, par crainte de déterminer une crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, poussé à bout, dans une rage de désespoir, accusait Thérèse d’avoir peur de Camille, ce nom, prononcé tout haut, amenait un redoublement d’angoisse. Le meurtrier délirait.

«Oui, oui, balbutiait-il en s’adressant à la jeune femme, tu as peur de Camille… Je le vois bien, parbleu!… Tu es une sotte, tu n’as pas pour deux sous de courage. Eh! dors tranquillement. Crois-tu que ton premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché avec toi…»

Cette pensée, cette supposition que le noyé pouvait venir leur tirer les pieds, faisait dresser les cheveux de Laurent. Il continuait, avec plus de violence, en se déchirant lui-même:

«Il faudra que je te mène une nuit au cimetière… Nous ouvrirons la bière de Camille, et tu verras quel tas de pourriture! Alors tu n’auras plus peur, peut-être… Va, il ne sait pas que nous l’avons jeté à l’eau.»

Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintes étouffées.

«Nous l’avons jeté à l’eau parce qu’il nous gênait, reprenait son mari… Nous l’y jetterions encore, n’est-ce pas?… Ne fais donc pas l’enfant comme ça. Sois forte. C’est bête de troubler notre bonheur… Vois-tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous ne nous trouverons ni plus ni moins heureux dans la terre, parce que nous avons lancé un imbécile à la Seine, et nous aurons joui librement de notre amour, ce qui est un avantage… Voyons, embrasse-moi!»

La jeune femme l’embrassait, glacée, folle, et il était tout aussi frémissant qu’elle.

Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda comment il pourrait bien faire pour tuer de nouveau Camille. Il l’avait jeté à l’eau, et voilà qu’il n’était pas assez mort, qu’il revenait toutes les nuits se coucher dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient avoir achevé l’assassinat et pouvoir se livrer en paix aux douceurs de leurs tendresses, leur victime ressuscitait pour glacer leur couche. Thérèse n’était pas veuve, Laurent se trouvait être l’époux d’une femme qui avait déjà pour mari un noyé.

Chapitre 23

Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il résolut de chasser Camille de son lit. Il s’était d’abord couché tout habillé, puis il avait évité de toucher la peau de Thérèse. Par rage, par désespoir, il voulut enfin prendre sa femme sur sa poitrine, et l’écraser plutôt que de la laisser au spectre de sa victime. Ce fut une révolte superbe de brutalité.

En somme, l’espérance que les baisers de Thérèse le guériraient de ses insomnies l’avait seule amené dans la chambre de la jeune femme. Lorsqu’il s’était trouvé dans cette chambre, en maître, sa chair, déchirée par des crises plus atroces, n’avait même plus songé à tenter la guérison. Et il était resté comme écrasé pendant trois semaines, ne se rappelant pas qu’il avait tout fait pour posséder Thérèse, et ne pouvant la toucher sans accroître ses souffrances, maintenant qu’il la possédait.