L’excès de ses angoisses le fit sortir de cet abrutissement. Dans le premier moment de stupeur, dans l’étrange accablement de la nuit de noces, il avait pu oublier les raisons qui venaient de le pousser au mariage. Mais sous les coups répétés de ses mauvais rêves, une irritation sourde l’envahit, qui triompha de ses lâchetés et lui rendit la mémoire. Il se souvint qu’il s’était marié pour chasser ses cauchemars, en serrant sa femme étroitement. Alors il prit brusquement Thérèse entre ses bras, une nuit, au risque de passer sur le corps du noyé, et la tira à lui avec violence.
La jeune femme était poussée à bout, elle aussi; elle se serait jetée dans la flamme, si elle eût pensé que la flamme purifiât sa chair et la délivrât de ses maux. Elle rendit à Laurent son étreinte, décidée à être brûlée par les caresses de cet homme ou à trouver en elles un soulagement.
Et ils se serrèrent dans un embrassement horrible. La douleur et l’épouvante leur tinrent lieu de désirs. Quand leurs membres se touchèrent, ils crurent qu’ils étaient tombés sur un brasier. Ils poussèrent un cri et se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser entre leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaient toujours des lambeaux de Camille, qui s’écrasait ignoblement entre eux, glaçant leur peau par endroits, tandis que le reste de leur corps brûlait.
Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse chercha des lèvres la morsure de Camille sur le cou gonflé et roidi de Laurent, et elle y colla sa bouche avec emportement. Là était la plaie vive; cette blessure guérie, les meurtriers dormiraient en paix. La jeune femme comprenait cela, elle tentait de cautériser le mal sous le feu de ses caresses. Mais elle se brûla les lèvres, et Laurent la repoussa violemment, en jetant une plainte sourde; il lui semblait qu’on lui appliquait un fer rouge sur le cou. Thérèse, affolée, revint, voulut baiser encore la cicatrice; elle éprouvait une volupté âcre à poser sa bouche sur cette peau où s’étaient enfoncées les dents de Camille. Un instant, elle eut la pensée de mordre son mari à cet endroit, d’arracher un large morceau de chair, de faire une nouvelle blessure, plus profonde, qui emporterait les marques de l’ancienne. Et elle se disait qu’elle ne pâlirait plus alors en voyant l’empreinte de ses propres dents. Mais Laurent défendait son cou contre ses baisers; il éprouvait des cuissons trop dévorantes, il la repoussait chaque fois qu’elle allongeait les lèvres. Ils luttèrent ainsi, râlant, se débattant dans l’horreur de leurs caresses.
Ils sentaient bien qu’ils ne faisaient qu’augmenter leurs souffrances. Ils avaient beau se briser dans des étreintes terribles, ils criaient de douleur, ils se brûlaient et se meurtrissaient, mais ils ne pouvaient apaiser leurs nerfs épouvantés. Chaque embrassement ne donnait que plus d’acuité à leurs dégoûts. Tandis qu’ils échangeaient ces baisers affreux, ils étaient en proie à d’effrayantes hallucinations; ils s’imaginaient que le noyé les tirait par les pieds et imprimait au lit de violentes secousses.
Ils se lâchèrent un moment. Ils avaient des répugnances, des révoltes nerveuses invincibles. Puis ils ne voulurent pas être vaincus; ils se reprirent dans une nouvelle étreinte et furent encore obligés de se lâcher, comme si des pointes rougies étaient entrées dans leurs membres. À plusieurs fois, ils tentèrent ainsi de triompher de leurs dégoûts, de tout oublier en lassant, en brisant leurs nerfs. Et, chaque fois, leurs nerfs s’irritèrent et se tendirent en leur causant des exaspérations telles qu’ils seraient peut-être morts d’énervement s’ils étaient restés dans les bras l’un de l’autre. Ce combat contre leur propre corps les avait exaltés jusqu’à la rage; ils s’entêtaient, ils voulaient l’emporter. Enfin une crise plus aiguë les brisa; ils reçurent un choc d’une violence inouïe et crurent qu’ils allaient tomber du haut mal.
Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et meurtris, ils se mirent à sangloter.
Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre les rires de triomphe du noyé, qui se glissait de nouveau sous le drap avec des ricanements. Ils n’avaient pu le chasser du lit; ils étaient vaincus. Camille s’étendit doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son impuissance et que Thérèse tremblait qu’il ne prît au cadavre la fantaisie de profiter de sa victoire pour la serrer à son tour entre ses bras pourris, en maître légitime. Ils avaient tenté un moyen suprême; devant leur défaite, ils comprenaient que, désormais, ils n’oseraient plus échanger le moindre baiser. La crise de l’amour fou qu’ils avaient essayé de déterminer pour tuer leurs terreurs venait de les plonger plus profondément dans l’épouvante. En sentant le froid du cadavre, qui, maintenant, devait les séparer à jamais, ils versaient des larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce qu’ils allaient devenir.
Chapitre 24
Ainsi que l’espérait le vieux Michaud en travaillant au mariage de Thérèse et de Laurent, les soirées du jeudi reprirent leur ancienne gaieté, dès le lendemain de la noce. Ces soirées avaient couru un grand péril, lors de la mort de Camille. Les invités ne s’étaient plus présentés que craintivement dans cette maison en deuil; chaque semaine, ils tremblaient de recevoir un congé définitif. La pensée que la porte de la boutique finirait sans doute par se fermer devant eux épouvantait Michaud et Grivet, qui tenaient à leurs habitudes avec l’instinct et l’entêtement des brutes. Ils se disaient que la vieille mère et la jeune veuve s’en iraient un beau matin pleurer leur défunt à Vernon ou ailleurs, et qu’ils se trouveraient ainsi sur le pavé, le jeudi soir, ne sachant que faire; ils se voyaient dans le passage, errant d’une façon lamentable, rêvant à des parties de dominos gigantesques. En attendant ces mauvais jours, ils jouissaient timidement de leurs derniers bonheurs, ils venaient d’un air inquiet et doucereux à la boutique, en se répétant chaque fois qu’ils n’y reviendraient peut-être plus. Pendant plus d’un an, ils eurent ces craintes, ils n’osèrent s’étaler et rire en face des larmes de Mme Raquin et des silences de Thérèse. Ils ne se sentaient plus chez eux, comme au temps de Camille; ils semblaient, pour ainsi dire, voler chaque soirée qu’ils passaient autour de la table de la salle à manger. C’est dans ces circonstances désespérées que l’égoïsme du vieux Michaud le poussa à faire un coup de maître en mariant la veuve du noyé.
Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud firent une entrée triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leur appartenait de nouveau, ils ne craignaient plus qu’on les en congédiât. Ils entrèrent en gens heureux, ils s’étalèrent, ils dirent à la file leurs anciennes plaisanteries. À leur attitude béate et confiante, on voyait que, pour eux, une révolution venait de s’accomplir. Le souvenir de Camille n’était plus là; le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé par le mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies. Laurent remplaçait Camille, toute raison de s’attrister disparaissait, les invités pouvaient rire sans chagriner personne, et même ils devaient rire pour égayer l’excellente famille qui voulait bien les recevoir. Dès lors, Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit mois venaient sous prétexte de consoler Mme Raquin, purent mettre leur petite hypocrisie de côté et venir franchement pour s’endormir l’un en face de l’autre, au bruit sec des dominos.
Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque semaine réunit une fois autour de la table ces têtes mortes et grotesques qui exaspéraient Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gens à la porte; ils l’irritaient avec leurs éclats de rire bêtes, avec leurs réflexions sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu’un pareil congé serait une faute; il fallait autant que possible que le présent ressemblât au passé; il fallait surtout conserver l’amitié de la police, de ces imbéciles qui les protégeaient contre tout soupçon. Thérèse plia; les invités, bien reçus, virent avec béatitude s’étendre une longue suite de soirées tièdes devant eux.