La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indifférente. Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille et le regardait pendant plusieurs minutes avec une fixité d’un calme souverain. Ses lèvres seules avaient alors de petits mouvements imperceptibles. On ne pouvait rien lire sur ce visage fermé qu’une volonté implacable tenait toujours doux et attentif. Quand on parlait de son mariage, Thérèse devenait grave, se contentait d’approuver de la tête tout ce que disait Mme Raquin. Camille s’endormait.
Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient au bord de l’eau. Camille s’irritait des soins incessants de sa mère; il avait des révoltes, il voulait courir, se rendre malade, échapper aux câlineries qui lui donnaient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la provoquait à lutter, à se vautrer sur l’herbe. Un jour, il poussa sa cousine et la fit tomber; la jeune fille se releva d’un bond, avec une sauvagerie de bête, et, la face ardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui, les deux bras levés. Camille se laissa glisser à terre. Il avait peur.
Les mois, les années s’écoulèrent. Le jour fixé pour le mariage arriva. Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et de sa mère, lui conta l’histoire de sa naissance. La jeune fille écouta sa tante, puis l’embrassa sans répondre un mot.
Le soir, Thérèse, au lieu d’entrer dans sa chambre, qui était à gauche de l’escalier, entra dans celle de son cousin, qui était à droite. Ce fut tout le changement qu’il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lendemain, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d’égoïste, Thérèse gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant de calme.
Chapitre 3
Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à sa mère qu’il entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. Mme Raquin se récria: elle avait arrangé son existence, elle ne voulait point y changer un seul événement. Son fils eut une crise de nerfs, il la menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à son caprice.
«Je ne t’ai jamais contrariée dans tes projets, lui dit-il; j’ai épousé ma cousine, j’ai pris toutes les drogues que tu m’as données. C’est bien le moins, aujourd’hui, que j’aie une volonté, et que tu sois de mon avis… Nous partirons à la fin du mois.»
Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camille bouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaire une existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchit que le jeune ménage pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l’argent, se remettre au commerce, trouver une occupation lucrative pour Thérèse. Le lendemain, elle s’était habituée à l’idée de départ, elle avait bâti le plan d’une vie nouvelle.
Au déjeuner, elle était toute gaie.
«Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J’irai à Paris demain; je chercherai un petit fonds de mercerie, et nous nous remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tu voudras; tu te promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi.
– Je trouverai un emploi», répondit le jeune homme.
La vérité était qu’une ambition bête avait seule poussé Camille au départ. Il voulait être employé dans une grande administration; il rougissait de plaisir, lorsqu’il se voyait en rêve au milieu d’un vaste bureau, avec des manches de lustrine, la plume sur l’oreille.
Thérèse ne fut pas consultée; elle avait toujours montré une telle obéissance passive que sa tante et son mari ne prenaient plus la peine de lui demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle faisait ce qu’ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche, sans même paraître savoir qu’elle changeait de place.
Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle de Vernon l’avait adressée à une de ses parentes qui tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elle désirait se débarrasser. L’ancienne mercière trouva la boutique un peu petite, un peu noire; mais, en traversant Paris, elle avait été effrayée par le tapage des rues, par le luxe des étalages, et cette galerie étroite, ces vitrines modestes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible. Elle put se croire encore en province, elle respira, elle pensa que ses chers enfants seraient heureux dans ce coin ignoré. Le prix modeste du fonds la décida; on le lui vendait deux mille francs. Le loyer de la boutique et du premier étage n’était que de douze cents francs. Mme Raquin, qui avait près de quatre mille francs d’économie, calcula qu’elle pourrait payer le fonds et le loyer de la première année sans entamer sa fortune. Les appointements de Camille et les bénéfices du commerce de la mercerie suffiraient, pensait-elle, aux besoins journaliers; de sorte qu’elle ne toucherait plus ses rentes et qu’elle laisserait grossir le capital pour doter ses petits-enfants.
Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu’elle avait trouvé une perle, un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout de quelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique humide et obscure du passage devint un palais; elle la revoyait, au fond de ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue de mille avantages inappréciables.
«Ah! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nous serons heureuses dans ce coin-là! Il y a trois belles chambres en haut… Le passage est plein de monde… Nous ferons des étalages charmants… Va, nous ne nous ennuierons pas.»
Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d’ancienne marchande se réveillaient; elle donnait à l’avance des conseils à Thérèse sur la vente, sur les achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la famille quitta la maison du bord de la Seine; le soir du même jour, elle s’installait au passage du Pont-Neuf.
Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais, il lui sembla qu’elle descendait dans la terre grasse d’une fosse. Une sorte d’écœurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de peur. Elle regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin, monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mari étant descendus, elle s’assit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer.
Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait l’obscurité en disant que le temps était couvert, et concluait en affirmant qu’un coup de balai suffirait.
«Bah! répondait Camille, tout cela est très convenable… D’ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures… Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuierez pas.»
Jamais le jeune homme n’aurait consenti à habiter un pareil taudis, s’il n’avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se disait qu’il aurait chaud tout le jour à son administration, et que, le soir, il se coucherait de bonne heure.
Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrent en désordre. Dès le premier jour, Thérèse s’était assise derrière le comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place. Mme Raquin s’étonna de cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune femme allait chercher à embellir sa demeure, mettre des fleurs sur les fenêtres, demander des papiers neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu’elle proposait une réparation, un embellissement quelconque: