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À la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que lorsqu’il battait Thérèse, le soir. Cela le faisait sortir de sa douleur engourdie.

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et morale, lui venait de la morsure que Camille lui avait faite au cou. À certains moments, il s’imagina que cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S’il venait à oublier le passé, une piqûre ardente, qu’il croyait ressentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit. Il ne pouvait se mettre devant un miroir, sans voir s’accomplir le phénomène qu’il avait si souvent remarqué et qui l’épouvantait toujours: sous l’émotion qu’il éprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte de blessure vivant sur lui, se réveillant, rougissant et le mordant au moindre trouble, l’effrayait et le torturait. Il finissait par croire que les dents du noyé avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait plus appartenir à son corps; c’était comme de la chair étrangère qu’on aurait collée en cet endroit, comme une viande empoisonnée qui pourrissait ses propres muscles. Il portait ainsi partout avec lui le souvenir vivant et dévorant de son crime. Thérèse, quand il la battait, cherchait à l’égratigner à cette place; elle y entrait parfois ses ongles et le faisait hurler de douleur. D’ordinaire, elle feignait de sangloter, dès qu’elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insupportable à Laurent. Toute la vengeance qu’elle tirait de ses brutalités était de le martyriser à l’aide de cette morsure.

Il avait bien des fois été tenté, lorsqu’il se rasait, de s’entamer le cou, pour faire disparaître les marques des dents du noyé. Devant le miroir, quand il levait le menton et qu’il apercevait la tache rouge, sous la mousse blanche du savon, il lui prenait des rages soudaines, il approchait vivement le rasoir, près de couper en pleine chair. Mais le froid du rasoir sur sa peau le rappelait toujours à lui; il avait une défaillance, il était obligé de s’asseoir et d’attendre que sa lâcheté rassurée lui permît d’achever de se faire la barbe.

Il ne sortait, le soir, de son engourdissement que pour entrer dans des colères aveugles et puériles. Lorsqu’il était las de se quereller avec Thérèse et de la battre, il donnait, comme les enfants, des coups de pied dans les murs, il cherchait quelque chose à briser. Cela le soulageait. Il avait une haine particulière pour le chat tigré François qui, dès qu’il arrivait, allait se réfugier sur les genoux de l’impotente. Si Laurent ne l’avait pas encore tué, c’est qu’à la vérité il n’osait le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux ronds d’une fixité diabolique. C’étaient ces yeux, toujours ouverts sur lui, qui exaspéraient le jeune homme; il se demandait ce que lui voulaient ces yeux qui ne le quittaient pas; il finissait par avoir de véritables épouvantes, s’imaginant des choses absurdes. Lorsque à table, à n’importe quel moment, au milieu d’une querelle ou d’un long silence, il venait tout d’un coup, en tournant la tête, à apercevoir les regards de François qui l’examinait d’un air lourd et implacable, il pâlissait, il perdait la tête, il était sur le point de crier au chat: «Hé! parle donc, dis-moi enfin ce que tu me veux.» Quand il pouvait lui écraser une patte ou la queue, il le faisait avec une joie effrayée, et alors le miaulement de la pauvre bête le remplissait d’une vague terreur, comme s’il eût entendu le cri de douleur d’une personne. Laurent, à la lettre, avait peur de François. Depuis surtout que ce dernier vivait sur les genoux de l’impotente, comme au sein d’une forteresse inexpugnable, d’où il pouvait impunément braquer ses yeux verts sur son ennemi, le meurtrier de Camille établissait une vague ressemblance entre cette bête irritée et la paralytique. Il se disait que le chat, ainsi que Mme Raquin, connaissait le crime et le dénoncerait, si jamais il parlait un jour.

Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent, que celui-ci, au comble de l’irritation, décida qu’il fallait en finir. Il ouvrit toute grande la fenêtre de la salle à manger, et vint prendre le chat par la peau du cou. Mme Raquin comprit; deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Le chat se mit à jurer, à se roidir, en tâchant de se retourner pour mordre la main de Laurent. Mais celui-ci tint bon; il lui fit faire deux ou trois tours, puis l’envoya de toute la force de son bras contre la grande muraille noire d’en face. François s’y aplatit, s’y cassa les reins, et retomba sur le vitrage du passage. Pendant toute la nuit, la misérable bête se traîna le long de la gouttière, l’échine brisée, en poussant des miaulements rauques. Cette nuit-là, Mme Raquin pleura François presque autant qu’elle avait pleuré Camille; Thérèse eut une atroce crise de nerfs. Les plaintes du chat étaient sinistres, dans l’ombre, sous les fenêtres.

Bientôt Laurent eut de nouvelles inquiétudes. Il s’effraya de certains changements qu’il remarqua dans l’attitude de sa femme.

Thérèse devint sombre, taciturne. Elle ne prodigua plus à Mme Raquin des effusions de repentir, des baisers reconnaissants. Elle reprenait devant la paralytique ses airs de cruauté froide, d’indifférence égoïste. On eût dit qu’elle avait essayé du remords, et que, le remords n’ayant pas réussi à la soulager, elle s’était tournée vers un autre remède. Sa tristesse venait sans doute de son impuissance à calmer sa vie. Elle regarda l’impotente avec une sorte de dédain, comme une chose inutile qui ne pouvait même plus servir à sa consolation. Elle ne lui accorda que les soins nécessaires pour ne pas la laisser mourir de faim. À partir de ce moment, muette, accablée, elle se traîna dans la maison. Elle multiplia ses sorties, s’absenta jusqu’à quatre et cinq fois par semaine.

Ces changements surprirent et alarmèrent Laurent. Il crut que le remords, prenant une nouvelle forme chez Thérèse, se manifestait maintenant par cet ennui morne qu’il remarquait en elle. Cet ennui lui parut bien plus inquiétant que le désespoir bavard dont elle l’accablait auparavant. Elle ne disait plus rien, elle ne le querellait plus, elle semblait tout garder au fond de son être. Il aurait mieux aimé l’entendre épuiser sa souffrance que de la voir ainsi repliée sur elle-même. Il craignit qu’un jour l’angoisse ne l’étouffât et que, pour se soulager, elle n’allât tout conter à un prêtre ou à un juge d’instruction.

Les nombreuses sorties de Thérèse prirent alors une effrayante signification à ses yeux. Il pensa qu’elle cherchait un confident au-dehors, qu’elle préparait sa trahison. À deux reprises il voulut la suivre et la perdit dans les rues. Il se mit à la guetter de nouveau. Une pensée fixe s’était emparée de lui: Thérèse allait faire des révélations, poussée à bout par la souffrance, et il lui fallait la bâillonner, arrêter les aveux dans sa gorge.

Chapitre 31

Un matin, Laurent, au lieu de monter à son atelier, s’établit chez un marchand de vin qui occupait un des coins de la rue Guénégaud, en face du passage. De là, il se mit à examiner les personnes qui débouchaient sur le trottoir de la rue Mazarine. Il guettait Thérèse. La veille, la jeune femme avait dit qu’elle sortirait de bonne heure et qu’elle ne rentrerait sans doute que le soir.

Laurent attendit une grande demi-heure. Il savait que sa femme s’en allait toujours par la rue Mazarine; un moment, pourtant, il craignit qu’elle ne lui eût échappé en prenant la rue de Seine. Il eut l’idée de rentrer dans la galerie, de se cacher dans l’allée même de la maison. Comme il s’impatientait, il vit Thérèse sortir vivement du passage. Elle était vêtue d’étoffes claires, et, pour la première fois, il remarqua qu’elle s’habillait comme une fille, avec une robe à longue traîne; elle se dandinait sur le trottoir d’une façon provocante, regardant les hommes, relevant si haut le devant de sa jupe, en la prenant à poignée qu’elle montrait tout le devant de ses jambes, ses bottines lacées et ses bas blancs. Elle remonta la rue Mazarine. Laurent la suivit.