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Le temps était doux, la jeune femme marchait lentement, la tête un peu renversée, les cheveux dans le dos. Les hommes qui l’avaient regardée de face se retournaient pour la voir par-derrière. Elle prit la rue de l’École-de-Médecine. Laurent fut terrifié; il savait qu’il y avait quelque part près de là un commissariat de police; il se dit qu’il ne pouvait plus douter, que sa femme allait sûrement le livrer. Alors il se promit de s’élancer sur elle, si elle franchissait la porte du commissariat, de la supplier, de la battre, de la forcer à se taire. Au coin d’une rue, elle regarda un sergent de ville qui passait, et il trembla de lui voir aborder ce sergent de ville; il se cacha dans le creux d’une porte, saisi de la crainte soudaine d’être arrêté sur-le-champ, s’il se montrait. Cette course fut pour lui une véritable agonie; tandis que sa femme s’étalait au soleil sur le trottoir, traînant ses jupes, nonchalante et impudique, il venait derrière elle, pâle et frémissant, se répétant que tout était fini, qu’il ne pourrait se sauver et qu’on le guillotinerait. Chaque pas qu’il lui voyait faire lui semblait un pas de plus vers le châtiment. La peur lui donnait une sorte de conviction aveugle, les moindres mouvements de la jeune femme ajoutaient à sa certitude. Il la suivait, il allait où elle allait, comme on va au supplice.

Brusquement, en débouchant sur l’ancienne place Saint-Michel, Thérèse se dirigea vers un café qui faisait alors le coin de la rue Monsieur-le-Prince. Elle s’assit au milieu d’un groupe de femmes et d’étudiants, à une des tables posées sur le trottoir. Elle donna familièrement des poignées de main à tout ce monde. Puis elle se fit servir une absinthe.

Elle semblait à l’aise, elle causait avec un jeune homme blond, qui l’attendait sans doute là depuis quelque temps. Deux filles vinrent se pencher sur la table qu’elle occupait, et se mirent à la tutoyer de leur voix enrouée. Autour d’elle, les femmes fumaient des cigarettes, les hommes embrassaient les femmes en pleine rue, devant les passants, qui ne tournaient seulement pas la tête. Les gros mots, les rires gras arrivaient jusqu’à Laurent, demeuré immobile de l’autre côté de la place, sous une porte cochère.

Lorsque Thérèse eut achevé son absinthe, elle se leva, prit le bras du jeune homme blond et descendit la rue de la Harpe. Laurent les suivit jusqu’à la rue Saint-André-des-Arts. Là, il les vit entrer dans une maison meublée. Il resta au milieu de la chaussée, les yeux levés, regardant la façade de la maison. Sa femme se montra un instant à une fenêtre ouverte du second étage. Puis il crut distinguer les mains du jeune homme blond qui se glissaient autour de la taille de Thérèse. La fenêtre se ferma avec un bruit sec.

Laurent comprit. Sans attendre davantage, il s’en alla tranquillement, rassuré, heureux.

«Bah! se disait-il en descendant vers les quais, cela vaut mieux. Comme ça, elle a une occupation, elle ne songe pas à mal… Elle est diablement plus fine que moi.»

Ce qui l’étonnait, c’était de ne pas avoir eu le premier l’idée de se jeter dans le vice. Il pouvait y trouver un remède contre la terreur. Il n’y avait pas pensé, parce que sa chair était morte, et qu’il ne se sentait plus le moindre appétit de débauche. L’infidélité de sa femme le laissait parfaitement froid; il n’éprouvait aucune révolte de sang et de nerfs à la pensée qu’elle se trouvait entre les bras d’un autre homme. Au contraire, cela lui paraissait plaisant; il lui semblait qu’il avait suivi la femme d’un camarade, et il riait du bon tour que cette femme jouait à son mari. Thérèse lui était devenue étrangère à ce point, qu’il ne l’entendait plus vivre dans sa poitrine; il l’aurait vendue et livrée cent fois pour acheter une heure de calme.

Il se mit à flâner, jouissant de la réaction brusque et heureuse qui venait de le faire passer de l’épouvante à la paix. Il remerciait presque sa femme d’être allée chez un amant lorsqu’il croyait qu’elle se rendait chez un commissaire de police. Cette aventure avait un dénouement tout imprévu qui le surprenait d’une façon agréable. Ce qu’il vit de plus clair dans tout cela, c’est qu’il avait eu tort de trembler, et qu’il devait à son tour goûter du vice pour voir si le vice ne le soulagerait pas en étourdissant ses pensées.

Le soir, Laurent, en revenant à la boutique, décida qu’il demanderait quelques milliers de francs à sa femme et qu’il emploierait les grands moyens pour les obtenir. Il pensait que le vice coûte cher à un homme, il enviait vaguement le sort des filles qui peuvent se vendre. Il attendit patiemment Thérèse, qui n’était pas encore rentrée. Quand elle arriva, il joua la douceur, il ne lui parla pas de son espionnage du matin. Elle était un peu grise; il s’échappait de ses vêtements mal rattachés cette senteur âcre de tabac et de liqueur qui traîne dans les estaminets. Éreintée, la face marbrée de plaques livides, elle chancelait, tout alourdie par la fatigue honteuse de la journée.

Le dîner fut silencieux. Thérèse ne mangea pas. Au dessert, Laurent posa les coudes sur la table et lui demanda carrément cinq mille francs.

«Non, répondit-elle avec sécheresse. Si je te laissais libre, tu nous mettrais sur la paille… Ignores-tu notre position? Nous allons tout droit à la misère.

– C’est possible, reprit-il tranquillement, cela m’est égal, je veux de l’argent.

– Non, mille fois non!… Tu as quitté ta place, le commerce de mercerie ne marche plus du tout, et ce n’est pas avec les rentes de ma dot que nous pouvons vivre. Chaque jour j’entame le capital pour te nourrir et te donner les cent francs par mois que tu m’as arrachés. Tu n’auras pas davantage, entends-tu? C’est inutile.

– Réfléchis, ne refuse pas comme ça. Je te dis que je veux cinq mille francs, et je les aurai, tu me les donneras quand même.»

Cet entêtement tranquille irrita Thérèse et acheva de la soûler.

«Ah! je sais, cria-t-elle, tu veux finir comme tu as commencé… Il y a quatre ans que nous t’entretenons. Tu n’es venu chez nous que pour manger et pour boire, et, depuis ce temps, tu es à notre charge. Monsieur ne fait rien, monsieur s’est arrangé de façon à vivre à mes dépens, les bras croisés… Non, tu n’auras rien, pas un sou… Veux-tu que je te le dise, eh bien! tu es un…»

Et elle dit le mot. Laurent se mit à rire en haussant les épaules. Il se contenta de répondre:

«Tu apprends de jolis mots dans le monde où tu vis maintenant.»

Ce fut la seule allusion qu’il se permit de faire aux amours de Thérèse. Celle-ci redressa vivement la tête et dit d’un ton aigre:

«En tout cas, je ne vis pas avec des assassins.»

Laurent devint très pâle. Il garda un instant le silence, les yeux fixés sur sa femme; puis, d’une voix tremblante:

«Écoute, ma fille, reprit-il, ne nous fâchons pas; cela ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour moi. Je suis à bout de courage. Il serait prudent de nous entendre, si nous ne voulons pas qu’il nous arrive malheur… je t’ai demandé cinq mille francs, parce que j’en ai besoin; je puis même te dire que je compte les employer à assurer notre tranquillité.»

Il eut un étrange sourire et continua:

«Voyons, réfléchis, donne-moi ton dernier mot.

– C’est tout réfléchi, répondit la jeune femme, je te l’ai dit, tu n’auras pas un sou.»