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À ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l’approche d’un danger fit tourner la tête aux époux, d’un mouvement instinctif. Ils se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et Laurent aperçut l’éclair blanc du couteau qui luisait entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s’examinèrent ainsi pendant quelques secondes, muets et froids, le mari près de la table, la femme pliée devant le buffet. Ils comprenaient. Chacun d’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant mutuellement leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et horreur.

Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus.

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre, faibles comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et d’attendri s’éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans parler, songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ils mèneraient encore, s’ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, au souvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écœurés d’eux-mêmes, qu’ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant. Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’acheva d’un trait. Ce fut un éclair. Ils tombèrent l’un sur l’autre, foudroyés, trouvant enfin une consolation dans la mort. La bouche de la jeune femme alla heurter, sur le cou de son mari, la cicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille.

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par les clartés de la lampe que l’abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jusqu’au lendemain vers midi, Mme Raquin, froide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds.

La polémique entre Émile Zola et Ferragus (Louis Ulbach)

L’article de Ferragus, dans «Le Figaro», 23 janvier 1868: «La littérature putride»

Il s’est établi depuis quelques années une école monstrueuse de romanciers, qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de la chair, qui fait appel aux curiosités les plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous en faire admirer les marbrures, qui s’inspire directement du choléra, son maître, et qui fait jaillir le pus de la conscience.

Les dalles de la morgue ont remplacé le sopha de Crébillon; Manon Lescaut est devenue une cuisinière sordide, quittant le graillon pour la boue des trottoirs, Faublas a besoin d’assassiner et de voir pourrir ses victimes pour rêver d’amour; ou bien, cravachant les dames du meilleur monde, lui qui n’a rien lu, il met les livres du marquis de Sade en action.

Germinie Lacerteux, Thérèse Raquin, La Comtesse de Chalis, bien d’autres romans qui ne valent pas l’honneur d’être nommés (car je ne me dissimule pas que je fais une réclame à ceux-ci) vont prouver ce que j’avance.

Je ne mets pas en cause les intentions; elles sont bonnes; mais je tiens à démontrer que dans une époque à ce point blasée, pervertie, assoupie, malade, les volontés les meilleures se fourvoient et veulent corriger par des moyens qui corrompent. On cherche le succès pour avoir des auditeurs, et on met à sa porte des linges hideux en guise de drapeaux pour attirer les passants.

J’estime les écrivains dont je vais piétiner les œuvres; ils croient à la régénération sociale; mais en faisant leur petit tas de boue, ils s’y mirent, avant de le balayer; ils veulent qu’on le flaire et que chacun s’y mire à son tour; ils ont la coquetterie de leur besogne et ils oublient l’égout, en retenant l’ordure au dehors.

Je dois, en bonne conscience, faire une exception pour M. Feydeau. Ce n’est que faute d’un peu d’esprit qu’il dépasse la mesure; mais je louerais beaucoup plus son dernier roman, qui a des parties excellentes, si l’auteur n’avait l’habitude de ne laisser rien à dire à ses lecteurs, en fait de compliments, et si je ne me souvenais de La fille aux yeux d’or. Quoi qu’il en soit, M. Feydeau a voulu, voyant les mœurs de son temps, écrire à son tour Les Liaisons dangereuses. Il est parti d’un point de vue austère; il flétrit sans ambages les belles façons des grandes dames; il a dépeint avec une sûreté de coloris incontestable le portrait de son héroïne; mais il n’a pu se garer du défaut commun. C’est un Joseph Prudhomme faisandé. En deux ou trois endroits il souligne trop, et on peut lui appliquer ce moyen de comparaison qui condamne les autres romanciers trivialistes: il lui serait impossible de mettre son héroïne au théâtre.

Remarquez bien que c’est la pierre de touche. Balzac, le sublime fumier sur lequel poussent tous ces champignons-là, a amassé dans Mme Marneffe toutes les corruptions, toutes les infamies; et pourtant comme il n’a jamais mis Mme Marneffe dans une position grotesque ou triviale que son image pût faire rire ou soulever le goût, on a représenté Mme Marneffe sur un théâtre. Je vous défie d’y mettre la comtesse de Chalis! Je vous défie d’y laisser passer Germinie Lacerteux, Thérèse Raquin, tous ces fantômes impossibles qui suintent la mort, sans avoir respiré la vie, qui ne sont que des cauchemars de la réalité.

Le second reproche que j’adresserai à cette littérature violente, c’est qu’elle se croit bien malicieuse et qu’elle est bien naïve: elle n’est qu’un trompe-l’œil.

Il est plus facile de faire un roman brutal, plein de sanie, de crimes et de prostitutions, que d’écrire un roman contenu, mesuré, moiré, indiquant les hontes sans les découvrir, émouvant sans écœurer. Le beau procédé que celui d’étaler des chairs meurtries! Les pourritures sont à la portée de tout le monde, et ne manquent jamais leur effet. Le plus niais des réalistes, en décrivant platement le vieux Montfaucon, donnerait des nausées à toute une génération.

Attacher par le dégoût, plaire par l’horrible, c’est un procédé qui malheureusement répond à un instinct humain, mais à l’instinct le plus bas, le moins avouable, le plus universel, le plus bestial. Les foules qui courent à la guillotine, ou qui se pressent à la morgue, sont-elles le public qu’il faille séduire, encourager, maintenir dans le culte des épouvantes et des purulences?

La chasteté, la candeur, l’amour dans ses héroïsmes, la haine dans ses hypocrisies, la vérité de la vie, après tout, ne se montrent pas sans vernis, coûtent plus de travail, exigent plus d’observation et profitent davantage au lecteur. Je ne prétends pas restreindre le domaine de l’écrivain. Tout, jusqu’à l’épiderme, lui appartient: arracher la peau, ce n’est plus de l’observation, c’est de la chirurgie; et si une fois par hasard un écorché peut être indispensable à la démonstration psychologique, l’écorché mis en système n’est plus que de la folie et de la dépravation.

Je disais que toutes ces imaginations malsaines étaient des imaginations pauvres ou paresseuses. Je n’ai besoin que de citer les procédés pour le prouver. Elles vivent d’imitation. Madame Bovary, Fanny, L’Affaire Clémenceau, ont l’empreinte d’un talent original et personnel; aussi ces trois livres supérieurs sont-ils restés les types que l’on imite, que l’on parodie, que l’on allonge en les faisant grimacer. Combiner l’élément judiciaire avec l’élément pornographique, voilà tout le fonds de la science. Mystère et hystérie! voilà la devise.