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D’ailleurs, monsieur, je vous l’accorde, on doit fouiller la boue aussi peu que possible. J’aime comme vous les œuvres simples et propres, lorsqu’elles sont fortes et vraies en même temps. Mais je comprends tout, je fais la part de la fièvre, je m’attache surtout dans un roman à la marche logique des faits, à la vie des personnages; j’admire Germinie Lacerteux, moins dans les pages brutales du livre que dans l’analyse exacte des personnages et des faits. Vous déclarez l’œuvre putride parce que certains tableaux vous ont choqué; c’est là de l’intolérance.

Passez outre, et dites-moi si les auteurs n’ont pas créé des personnes vivantes, au lieu des poupées mécaniques que l’on rencontre dans les romans de M. Feuillet par exemple.

Je vous avertis que je suis de l’avis de Stendhal. Je crois qu’un romancier doit d’abord écrire ses œuvres pour lui: le souci du public vient ensuite.

Le roman n’est pas comme l’auteur dramatique, il ne dépend pas de la foule. Si vous voulez, nous appellerons Germinie Lacerteux un traité de physiologie, nous le mettrons dans une bibliothèque médicale, nous recommanderons aux jeunes filles et aux gens délicats de ne jamais le lire. Tout cela n’empêchera pas que Germinie Lacerteux ne soit un livre des plus remarquables.

Vous dites qu’il est facile de travailler dans l’horrible. Oui et non. Il est facile – et vous l’avez prouvé – d’écrire une page violente, sans y mettre autre chose que de la violence; mais il n’est plus aussi facile d’avoir une fièvre toute personnelle, et d’employer l’activité que vous donne cette fièvre, à observer et à sentir la vie. Demandez à M. Claretie s’il renie ses premiers livres, comme vous paraissez le dire. Quant à moi, je ne pense pas qu’il renonce à l’étude de la vie moderne, et je crois qu’il y reviendra tôt ou tard avec un égal amour pour la réalité.

Les Derniers Montagnards, un beau livre que je viens de lire, ne sont qu’une ode en l’honneur de l’héroïsme et de l’amour patriotique. Au-dessous des ses folies généreuses, la nature humaine a ses misères de tous les jours, qui sont moins consolantes, mais aussi intéressantes à étudier.

D’ailleurs, ne tremblez pas, monsieur. La «littérature putride» ne nourrit pas ses auteurs. Le public n’aime pas les vérités, il veut des mensonges pour son argent. Vous accusez presque MM. de Goncourt d’être «trivialistes», uniquement pour être lus. Eh! bon Dieu! vous ne savez donc pas qu’on a vendu trente mille exemplaires de Monsieur de Camors, et que Germinie Lacerteux n’en est qu’à sa seconde édition.

Croyez-moi, monsieur, laissez en paix les romanciers consciencieux. S’il vous faut dévorer quelqu’un, dévorez nos petits musiciens, nos petits faiseurs de parades, ceux qui font vivre le public de platitudes.

Un dernier mot. J’ai évité de parler de moi. Permettez-moi pourtant de vous dire que, si j’ai été parfois intolérant, comme vous me le reprochez, jamais je n’ai écrit un article qui pût écœurer et faire rougir mes lectrices. Je vous défie de trouver dans la collection de L’Événement, une seule phrase signée de mon nom que vous ne puissiez mettre sous les yeux d’une jeune fille.

Quand j’écris un livre, j’écris pour moi comme je l’entends; mais, quand j’écris dans un journal, je le fais de façon à pouvoir être lu de tout le monde.

Si j’avais une fille, monsieur, après avoir jeté un coup d’œil sur le numéro du Figaro où se trouve votre lettre, j’aurais brûlé ce numéro.

Émile Zola

Un échange de lettres entre Sainte-Beuve et Émile Zola, à propos de «Thérèse Raquin»

La lettre de Sainte-Beuve à Émile Zola, 10 juin 1868

Cher Monsieur,

Je ne sais si je vous enverrai cette lettre, car je ne me sens aucun droit de critique privée sur Thérèse Raquin, et il me faudra bien une troisième sommation pour que je vous obéisse.

Votre œuvre est remarquable, consciencieuse, et, à certains égards même, elle peut faire époque dans l’histoire du roman contemporain.

Selon moi, cependant, elle dépasse les limites, elle sort des conditions de l’art à quelque point de vue qu’on l’envisage; et, en réduisant l’art à n’être que la seule et simple vérité, elle me paraît hors de cette vérité.

Et tout d’abord, vous prenez une épigraphe que rien ne justifie dans le roman. Si le vice et la vertu ne sont que des produits comme le vitriol et le sucre, il s’ensuivrait qu’un crime expliqué et motivé comme celui que vous exposez n’est pas chose si miraculeuse et si monstrueuse, et on se demande dès lors pourquoi tout cet appareil de remords qui n’est qu’une transformation et une transposition du remords moral ordinaire, du remords chrétien, et une sorte d’enfer retourné.

Dès les premières pages, vous décrivez le passage du Pont-Neuf: je connais ce passage autant que personne et par toutes les raisons qu’un jeune homme a pu avoir d’y rôder. Eh bien! ce n’est pas vrai, c’est fantastique de description: c’est comme la rue Soli, de Balzac. Le passage est plat, banal, laid, surtout étroit, mais il n’a pas toute cette noirceur profonde et ces teintes à la Rembrandt que vous lui prêtez. C’est là une manière aussi d’être infidèle.

Vos personnages d’ailleurs, si vous les avez faits exprès plats et vulgaires (excepté la jeune femme qui a quelque chose d’algérien) sont ressemblants, bien présentés, analysés en conscience, copiés avec probité. A vrai dire, si peu idéaliste que je sois, je me demande bien si le crayon ou la plume ont nécessairement pour objet de choisir des objets vulgaires, sans nul agrément (je me le suis même demandé déjà au sujet de Germinie Lacerteux de mes amis les Goncourt); je me suis persuadé qu’un peu d’agréable, un peu de touchant, n’est point entièrement inutile, ne fût-ce que sur un point ou deux, dans un tableau même qu’on veut faire parfaitement triste et terne. Mais enfin je passe. Il y a un endroit où je trouve particulièrement du talent, au sens de l’invention: c’est dans la hardiesse des rendez-vous: la page sur le chat, sur ce qu’il pourrait dire, est charmante et cela ne rentre plus dans la copie pure et simple.

Je trouve encore un grand talent d’analyse et de vraisemblance (le genre admis) dans les scènes préparatoires de la noyade, et dans celles qui suivent immédiatement.

Mais là je m’arrête, et le roman me semble faire fausse route. Je prétends qu’ici vous manquez à l’observation ou à la divination. C’est fait de tête et non d’après nature. Et, en effet, les passions sont féroces. Une fois déchaînées, tant qu’elles ne sont pas assouvies, elles n’ont pas de cesse. Si Clytemnestre et Egisthe, s’aimant à la fureur, n’avaient pu se posséder complètement qu’à côté du cadavre tout chaud et saignant d’Agamemnon, le cadavre d’Agamemnon ne les aurait pas gênés, au moins pour les premières nuits. Aussi je ne comprends rien à vos amants, à leurs remords et à leur refroidissement subit, avant d’être arrivés à leurs fins. Ah! plus tard, je ne dis pas. Quand la passion principale est satisfaite, on réfléchit, on voit les inconvénients: le chapitre des remords commence…