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On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dont le tintement aigu annonçait l’arrivée des clientes. Thérèse tendait l’oreille; lorsque la sonnette se faisait entendre, elle descendait rapidement, soulagées, heureuse de quitter la salle à manger. Elle servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait seule, elle s’asseyait derrière le comptoir, elle demeurait là le plus possible, redoutant de remonter, goûtant une véritable joie à ne plus avoir Grivet et Olivier devant les yeux. L’air humide de la boutique calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retombait dans cette rêverie grave qui lui était ordinaire.

Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchait de son absence; il ne comprenait pas qu’on pût préférer la boutique à la salle à manger, le jeudi soir. Alors il se penchait sur la rampe, cherchait sa femme du regard:

«Eh bien! criait-il, que fais-tu donc là? pourquoi ne montes-tu pas?… Grivet a une chance du diable… Il vient encore de gagner.»

La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre sa place en face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaient des sourires écœurants.

Et, jusqu’à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa chaise, regardant François qu’elle tenait dans ses bras, pour ne pas voir les poupées de carton qui grimaçaient autour d’elle.

Chapitre 5

Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand gaillard, carré des épaules, qu’il poussa dans la boutique d’un geste familier.

«Mère, demanda-t-il à Mme Raquin en le lui montrant, reconnais-tu ce monsieur-là?»

La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses souvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d’un air placide.

«Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du côté de Jeufosse?… Tu ne te rappelles pas?… J’allais à l’école avec lui; il venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.»

Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu’elle trouva singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu’elle ne l’avait vu. Elle voulut lui faire oublier son accueil étonné par un flot de souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent s’était assis, il souriait paisiblement, il répondait d’une voix claire, il promenait autour de lui des regards calmes et aisés.

«Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à la gare du chemin de fer d’Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C’est si vaste, si important, cette administration!»

Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en pinçant les lèvres, tout fier d’être l’humble rouage d’une grosse machine. Il continua en secouant la tête:

«Oh! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne déjà quinze cents francs… Son père l’a mis au collège; il a fait son droit et a appris la peinture. N’est-ce pas, Laurent?… Tu vas dîner avec nous.

– Je veux bien», répondit carrément Laurent.

Il se débarrassa de son chapeau et s’installa dans la boutique. Mme Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n’avait pas encore prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n’avait jamais vu un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l’étonnait. Elle contemplait avec une sorte d’admiration son front bas, planté d’une rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière, d’une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur son cou; ce cou était large et court, gras et puissant. Puis elle s’oublia à considérer les grosses mains qu’il tenait étalées sur ses genoux; les doigts en étaient carrés; le poing fermé devait être énorme et aurait pu assommer un bœuf. Laurent était un vrai fils de paysan, d’allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l’air tranquille et entêté.

On sentait sous ses vêtements des muscles ronds et développés, tout un corps d’une chair épaisse et ferme. Et Thérèse l’examinait avec curiosité, allant de ses poings à sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient son cou de taureau.

Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes, pour montrer à son ami qu’il travaillait, lui aussi. Puis, comme répondant à une question qu’il s’adressait depuis quelques instants:

«Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme? Tu ne te rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon?

– J’ai parfaitement reconnu madame», répondit Laurent en regardant Thérèse en face.

Sous ce regard droit, qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, et échangea quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d’aller rejoindre sa tante. Elle souffrait.

On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s’occuper de son ami.

«Comment va ton père? lui demanda-t-il.

– Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous sommes brouillés; il y a cinq ans que nous ne nous écrivons plus.

– Bah! s’écria l’employé, étonné d’une pareille monstruosité.

– Oui, le cher homme a des idées à lui… Comme il est continuellement en procès avec ses voisins, il m’a mis au collège, rêvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagnerait toutes ses causes… Oh! le père Laurent n’a que des ambitions utiles; il veut tirer parti même de ses folies.

– Et tu n’as pas voulu être avocat? dit Camille, de plus en plus étonné.

– Ma foi non, reprit son ami en riant… Pendant deux ans, j’ai fait semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension de douze cents francs que mon père me servait. Je vivais avec un de mes camarades de collège, qui est peintre, et je m’étais mis à faire aussi de la peinture. Cela m’amusait; le métier est drôle, pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le jour…»

La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.

«Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le père a su que je lui contais des mensonges, il m’a retranché net mes cent francs par mois, en m’invitant à venir piocher la terre avec lui. J’ai essayé alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais commerce… Comme j’ai vu clairement que j’allais mourir de faim, j’ai envoyé l’art à tous les diables et j’ai cherché un emploi… Le père mourra bien un de ces jours; j’attends ça pour vivre sans rien faire.»

Laurent parlait d’une voix tranquille. Il venait, en quelques mots, de conter une histoire caractéristique qui le peignait en entier. Au fond, c’était un paresseux, ayant des appétits sanguins, des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables. Ce grand corps puissant ne demandait qu’à ne rien faire, qu’à se vautrer dans une oisiveté et un assouvissement de toutes les heures. Il aurait voulu bien manger, bien dormir, contenter largement ses passions, sans remuer de place, sans courir la mauvaise chance d’une fatigue quelconque.