Chaque nuit, l’enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles d’huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l’esclave de la maison, Nubien plus noir que la marmite qu’il écumait gravement, était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et il lui contait d’antiques récits où il y avait des souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, d’habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle s’attachait au pagne de l’esclave et le suivait dans le cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs agrès.
Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne songeait à se demander d’où il tirait la consolation de son âme et l’apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu’un enfant.
En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d’une voix grêle des cantiques qui faisaient passer dans l’âme de l’enfant des frissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
– Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens?
– J’ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le tombeau.
Et j’ai vu la gloire du Ressuscité.
Elle lui demandait:
– Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
Et il lui répondait:
– Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus Notre Seigneur est monté au ciel.
Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.
En ces jours-là l’Église subissait l’épreuve suprême. Par l’ordre de l’Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de leurs honneurs, les chrétiens n’attendaient que la mort. La terreur régnait sur la communauté d’Alexandrie; les prisons regorgeaient de victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu’en Syrie, en Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l’empire, les fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants d’Égypte, fondit comme l’aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la ville d’Alexandrie, et, volant d’église en église, embrasa de son feu la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun l’esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution s’exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs d’entre eux, saisis d’épouvante, reniaient leur foi. D’autres, en plus grand nombre, s’enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers, ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de retourner au désert, pressa l’esclave noir dans ses bras et lui donna le baiser de paix.
Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.
– Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses jardins.
» Il était l’ancien des anciens et plus vieux que le monde, et n’avait qu’un fils, le prince Jésus, qu’il aimait de tout son cœur et qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur Dieu dit au prince Jésus:
» – Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant d’abondance que tes larmes formeront des fleuves où l’esclave fatigué se baignera délicieusement. Va, mon fils!
» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris d’anémones, disant à ses compagnons:
» – Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j’essuierai leurs yeux avec des voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
» C’est pourquoi les pauvres l’aimaient et croyaient en lui. Mais les riches le haïssaient, redoutant qu’il n’élevât les pauvres au-dessus d’eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine Égypte, les princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps et l’ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.
» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
» – Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince mon fils. Prenez un bain, puis mangez.
» Ils prendront leur bain au son d’une belle musique et, tout le long de leur repas, ils verront des danses d’aimées et ils entendront des conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu’ils seront ses hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail et les grenades de ses jardins.»
Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c’est ainsi que Thaïs connut la vérité. Elle admirait et disait: