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Elle ne l’écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du Nubien. Comme il l’entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la nuque et il lui dit:

– Ne sois pas triste, mon enfant. On n’est heureux au monde que quand on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.

Mais elle le repoussa:

– Nous aimer! s’écria-t-elle amèrement. Mais tu n’as jamais aimé personne, toi! Et je ne t’aime pas! Non! je ne t’aime pas! Je te hais. Va-t’en! Je te hais. J’exècre et je méprise tous les heureux et tous les riches. Va-t’en! va-t’en!… Il n’y a de bonté que chez les malheureux. Quand j’étais enfant, j’ai connu un esclave noir qui est mort sur la croix. Il était bon; il était plein d’amour et il possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les pieds. Va-t’en! Je ne veux plus te voir.

Elle s’étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.

Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait plus longtemps, elle se hâtait d’en tirer toute joie et toute gloire. Au théâtre, où elle se montrait avec plus d’étude que jamais, elle rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang des vertus et disaient: «Elle aussi, Thaïs, est géomètre!» Les ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle consentait à paraître, l’en bénissaient comme d’une charité céleste. Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.

Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l’Inde et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. Au milieu du jardin, s’élevait la grotte des Nymphes, qui devait son nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu’on rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, craignant d’être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne parvenait dans cette retraite qu’à travers de minces nappes d’eau qui l’adoucissaient et l’irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il s’y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d’ivoire, d’un antique et merveilleux travail. C’était un don de Nicias. Une chèvre de marbre noir se tenait dans une excavation, et l’on voyait briller ses yeux d’agate. Six chevreaux d’albâtre se pressaient autour de ses mamelles; mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis de Byzance, d’oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de peaux de lions lybiques. Des cassolettes d’or y fumaient imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d’onyx, s’élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l’ombre et dans la pourpre, luisaient des clous d’or sur l’écaille d’une tortue géante de l’Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C’est là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l’heure de souper en conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du théâtre, soit à la fuite des années.

Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se disant qu’il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix impitoyable lui criait: «Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras!» Et la sueur de l’épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait belle encore et digne d’être aimée. Se souriant à elle-même, elle murmurait: «Il n’y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce sont les vraies chaînes de l’amour!»

Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d’une robe richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri d’effroi.

Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il faisait du fond du cœur cette prière:

– Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me scandaliser, édifie ton serviteur.

Puis, s’efforçant de parler, il dit:

– Thaïs, j’habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m’a conduit jusqu’à toi. On rapporte que tu es la plus habile des comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l’on conte de tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l’antique Rhodopis, dont tous les bateliers du Nil savent par cœur l’histoire merveilleuse. C’est pourquoi j’ai été pris du désir de te connaître et je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante et plus belle qu’on ne le publie. Et maintenant que je le vois, je me dis: «Il est impossible d’approcher d’elle sans chanceler comme un homme ivre.»

Ces paroles, étaient feintes; mais le moine, animé d’un zèle pieux, les répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce l’étonnait. Elle était curieuse de connaître l’état et la vie d’un homme si différent de tous ceux qu’elle connaissait. Elle lui répondit avec une douce raillerie:

– Tu sembles prompt à l’admiration, étranger. Prends garde que mes regards ne te consument jusqu’aux os! Prends garde de m’aimer!

Il lui dit:

– Je t’aime, ô Thaïs! Je t’aime plus que ma vie et plus que moi-même. Pour toi, j’ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres, vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j’ai vu ce que je ne devais pas voir, j’ai entendu ce qu’il m’était interdit d’entendre; pour toi, mon âme s’est troublée, mon cœur s’est ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où boivent les colombes; pour toi, j’ai marché jour et nuit à travers des sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j’ai posé mon pied nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t’aime! Je t’aime, non point à l’exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours carnassières te dévorent jusqu’à l’âme, ô femme! Moi, je t’aime en esprit et en vérité, je t’aime en Dieu et pour les siècles des siècles; ce que j’ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable et divine charité. Je te promets mieux qu’ivresse fleurie et que songes d’une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces célestes. La félicité que je t’apporte ne finira jamais; elle est inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt d’étonnement.