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– Moine, je te crois et je ne crains plus de toi ni embûche ni maléfice. J’ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde. Ce que l’on m’a conté de la vie d’Antoine et de Paul est merveilleux. Ton nom ne m’était pas inconnu et l’on m’a dit que, jeune encore, tu égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t’ai vu, sans savoir qui tu étais, j’ai senti que tu n’étais pas un homme ordinaire. Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n’ont pu ni les prêtres d’Isis, ni ceux d’Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée, ni les mages babyloniens? Moine, si tu m’aimes, peux-tu m’empêcher de mourir?

– Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert, qui jaillissent jusqu’au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce que tu désirais! Cœur avide de joie, viens goûter les joies véritables: la pauvreté, le renoncement, l’oubli de soi-même, l’abandon de tout l’être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu diras: «J’ai trouvé l’amour!»

Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines:

– Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact et dans toute sa beauté?

– Thaïs, je t’apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que j’annonce est la vérité.

– Et qui me garantit que c’est la vérité?

– David et les prophètes, Écriture et les merveilles dont tu vas être témoin.

– Moine, je voudrais te croire. Car je t’avoue que je n’ai pas trouvé le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d’une reine et cependant la vie m’a apporté bien des tristesses et bien des amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes envient ma destinée, et il m’arrive parfois d’envier le sort de la vieille édentée qui, du temps que j’étais petite, vendait des gâteaux de miel sous une porte de la ville. C’est une idée qui m’est venue bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont bénis, et qu’il y a une grande douceur à vivre humble et petit. Moine, tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu’est-ce que la vie?

Tandis qu’elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une joie céleste inondait son visage:

– Écoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre m’accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là, tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l’heure, s’il n’avait posé sa douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu’il est puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages, crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui, ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour t’empêcher de mourir! N’est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m’apparais en ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les terrasses de Bethléem? N’est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux? N’est-ce pas que c’est là ton visage et que cette larme qui coule sur ta joue est une larme véritable? Oui, l’ange de la justice éternelle la recueillera, et ce sera la rançon de l’âme de Thaïs. N’est-ce pas que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables s’entr’ouvrent. Tu peux parler: parle, je t’écoute. Et toi, Thaïs, heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire: c’est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t’ai cherchée longtemps, ô ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes épaules jusqu’à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue, viens pleurer avec moi!»

Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d’extase. Alors Thaïs vit sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.

– Ô jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. Ô mon doux père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau blanc tandis que tu m’emportais aux premières lueurs du matin, toute fraîche encore des eaux du baptême!

Paphnuce s’élança vers elle en s’écriant:

– Tu es baptisée!… Ô Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je connais maintenant la puissance qui m’attirait vers toi. Je sais ce qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C’est la vertu des eaux baptismales qui m’a fait quitter l’ombre de Dieu où je vivais pour t’aller chercher dans l’air empoisonné du siècle. Une goutte, une goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon front. Viens, ô ma sœur, et reçois de ton frère le baiser de paix.

Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.

Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l’on n’entendait plus, dans la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des eaux vives.

Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires vinrent chargées d’étoffes, de parfums et de guirlandes.

– Ce n’était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves viennent m’habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois celle-ci, qui a de gros anneaux d’or et qui montre des dents si blanches. Je l’ai enlevée à la femme du proconsul.

Paphnuce eut d’abord la pensée de s’opposer de toutes ses forces à ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d’agir prudemment, il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait.

Elle répondit qu’elle y verrait l’hôte du festin, le vieux Cotta, préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes dont on ne saurait rien dire et qui n’avaient que l’avantage de la jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:

– Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va! Mais je ne te quitte pas. J’irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans rien dire à ton côté.