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COTTA – Il est certain que la faim du peuple et l’audace des barbares sont des fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de bonnes finances…

HERMODORE – Que sert de se flatter? L’empire expirant offre aux barbares une proie facile. Les cités qu’édifièrent le génie hellénique et la patience latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n’y aura plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de l’esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates se livreront jamais aux travaux de l’intelligence, que les Germains cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s’abîme. Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l’hypogée; Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels et j’aurai été le dernier prêtre du dernier dieu.

À ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s’élevait en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d’une tunique d’azur et portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, semées d’étoiles d’or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l’Arien, et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de sa tête et pâlit d’épouvante. Ce que n’avaient pu dans ce banquet des démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des philosophes, la seule présence de l’hérétique étonna son courage. Il voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l’âme de la prédestinée et compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il saisit un pan de la robe qu’elle laissait traîner sur le lit, et pria mentalement le Sauveur Jésus.

Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu’on nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier:

– Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi nous et l’on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or, il est certain qu’un philosophe tel que toi ne peut penser ce que pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à l’heure l’illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris, puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les fables des chrétiens. La première de ces vérités n’est-elle pas l’existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois fermement?

MARCUS – Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul éternel, principe de toutes choses.

NICIAS – Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité avant d’avoir pu s’y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer inactif pour rester parfait et il devait agir s’il voulait se prouver à lui-même sa propre existence. Tu m’assures qu’il s’est décidé à agir. Je veux le croire, bien que ce soit de la part d’un Dieu parfait une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s’y est pris pour créer le monde.

MARCUS – Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n’a pas créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.

HERMODORE – Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms d’Hermès, de Mithra, d’Adonis, d’Apollon et de Jésus.

MARCUS – Je ne serais point chrétien si je lui donnais d’autres noms que ceux de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais il n’est pas éternel, puisqu’il a eu un commencement; quant à penser qu’il existait avant d’être engendré, c’est une absurdité qu’il faut laisser aux mulets de Nicée et à l’âne rétif qui gouverna trop longtemps Église d’Alexandrie sous le nom maudit d’Athanase.

À ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d’une sueur d’agonie, fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.

Marcus poursuivit:

– Il est clair que l’inepte symbole de Nicée attente à la majesté du Dieu unique, en l’obligeant à partager ses indivisibles attributs avec sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites. Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L’ouvrier, ce n’est pas lui, c’est son fils unique, c’est Jésus qui, ayant créé le monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait être parfaite et le mal s’y était mêlé nécessairement au bien.

NICIAS – Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le mal?

Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait deux paniers contenant, l’un des olives blanches, l’autre des olives noires.

– Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu’une olive soit blanche, il est mal qu’elle soit noire, et le peuple des olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d’elles que les dieux sont au-dessus de nous. Pour l’homme qui ne voit qu’une partie des choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu’il y ait du mal, ainsi que l’a démontré le second Platon, plus grand que le premier.

EUCRITE – Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont il ne détruit pas l’indestructible harmonie, mais pour le méchant qui le fait et qui pouvait ne pas le faire.

COTTA – Par Jupiter! voilà un bon raisonnement!

EUCRITE – Le monde est la tragédie d’un excellent poète. Dieu qui la composa, a désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S’il veut que tu sois mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t’a été assigné.

NICIAS – Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme Héphaïstos; il sera bon que l’insensé s’abandonne aux fureurs d’Ajax, que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes et lâches assassins recevront du poète une part égale de félicitations.